C’est un double défi dans lequel s’est lancé Thales depuis deux ans au profit de l’armée de l’air : mettre en oeuvre de la maintenance prédictive dans le monde militaire – bien moins avancé que le civil en la matière – et l’appliquer aux équipements électroniques – domaine pourtant jugé incompatible avec ce type de solutions. Si le système demande encore de long mois de maturation, avec notamment l’introduction de nouveaux paramètres pour améliorer sa fiabilité, les premiers résultats sont encourageants. L’électronicien français n’hésite pas à affirmer qu’il fait figure de précurseur.
Une première maquette a été présentée lors du salon ADS Show, qui s’est tenu sur la BA 106 de Bordeaux-Mérignac les 26 et 27 septembre, afin d’illustrer l’avancée des travaux menés par les « data scientists » et les experts techniques de Thales. Celle-ci permet de superviser depuis le début de l’année les prédictions faites par la plateforme, afin de vérifier leur réalisation ou non, et ainsi de tester la performance des algorithmes, qui encore sont encore au stade expérimental. A l’heure actuelle, l’équipementier revendique comme indice de performance un taux de réalisation des prédictions de l’ordre de 80 %.
L’apport des Hums
L’ambition est naturellement de tendre vers les 100 %. Si l’objectif n’est pas réalisable en soi, les équipes de Thales devraient fortement s’en rapprocher grâce à l’utilisation de capteurs de surveillance de l’état et de l’usage (Hums) intégrés sur les composants électroniques, à l’instar de ce qui est déjà fait sur les équipements mécaniques, mais avec un niveau de précision bien plus important. Si ces capteurs sont déjà en place, les données générées ne sont pour l’instant pas encore enregistrées et stockées.
C’est donc l’enjeu des prochains mois pour Thales, qui mène actuellement une expérimentation avec la DGA, avec trois cartes avionnées sur les radars RBE2 AESA de Rafale de l’armée de l’air. Celles-ci collectent des données, telles que des informations de pression, de température, de vibrations, etc., au niveau de l’antenne active. Environ 0,1 Go d’informations est ainsi récupéré à chaque vol. Ces données issues des Hums viendront se superposer à celles déjà exploitées.
Pour l’instant, Thales s’appuie ainsi sur soixante paramètres issus de trois types de données. Premièrement, celles fournies par l’armée de l’air à partir du système Harpagon, qui permet la collecte et l’analyse des paramètres de vol du Rafale après une mission et des informations de maintenance intégrée des équipements stockées par l’avion.
Deuxièmement, celles de type ATAMS (Système de gestion technique et de navigabilité des aéronefs) issues du système d’information technique et logistique de l’armée de l’air, qui répertorie les événements survenus (comme le fait Harpagon) mais aussi toutes les actions de maintenance réalisées en conséquence.
Troisièmement, les données recueillies en interne à partir des bancs de tests et de production de Thales. Si elle ne représente pas véritablement la réalité des opérations, cette dernière catégorie permet de disposer d’un volume considérable de données – de l’ordre de 12 000 Go – en comparaison des deux autres catégories, qui totalisent respectivement 1 Go et 1,4 Go collectés au cours de 145 000 vols.
La plateforme de travail permet d’arbitrer entre le volume de déposes prédites et la précision des alertes. © Thales
Probabilités et seuils d’alertes
Pour l’instant, les algorithmes sont paramétrés pour établir des probabilités de pannes à cinq vols pour chaque équipement surveillé au sein de la flotte. A terme, l’objectif est d’aller vers des intervalles plus longs, à 15 ou 20 vols, voire six mois. L’opérateur peut ensuite définir un seuil d’alerte plus ou moins strict pour déclencher une dépose de l’équipement. La maquette permet ainsi de choisir entre 50 %, 70 % et 90 % de probabilité de panne au cours des cinq prochains vols.
Le premier choix, soit 50 %, garantit une importante fiabilité et permet ainsi de préserver avant tout la disponibilité opérationnelle et d’avoir les équipements les plus aptes à assurer une mission. En revanche, il risque d’entraîner des actes de sur-maintenance, de compromettre l’utilisation optimale du potentiel de certains composants, et donc d’entraîner des surcoûts.
A l’inverse le dernier choix, soit 90 %, va permettre de tirer le maximum du potentiel du composant et d’optimiser la chaîne logistique avec des stocks minimaux et un flux tendu. Le revers de la médaille est un risque de panne accrue, pouvant possiblement compromettre une mission. Le choix du seuil dépendra donc du contexte d’emploi des appareils, entre OPEX ou mission d’entraînement en métropole par exemple.
Les objectifs de l’utilisation de la maintenance prédictive dans l’électronique restent ainsi les mêmes que pour les équipements mécaniques. Il s’agit d’améliorer la disponibilité opérationnelle des aéronefs, renforcer la réussite de missions et optimiser la chaîne d’approvisionnement.
Gagner en précision et en maturité
Le gain en précision dans les prédictions – notamment avec les Hums, mais aussi d’autres éléments comme les rapports de maintenance via un traitement automatique du langage naturel (NLP) – est ainsi majeur pour pouvoir exploiter au mieux les capacités de la plateforme et, de fait, apporter des bénéfices opérationnels. Les équipes de recherche travaillent donc sur un certain nombre d’indicateurs de performances (KPI) pour améliorer leurs algorithmes, afin de pouvoir prévoir l’ensemble des déposes avec le maximum de précision. En interne, on juge que de prédire 90 % des déposes avec 90 % de précision serait déjà une très bonne performance.
Au cours de l’année prochaine, le système devrait progressivement sortir de chez Thales. Si l’expérimentation avec la DGA est un succès, l’industriel va tenter de convaincre ses interlocuteurs de l’étendre à toute la flotte de Rafale, afin de faire gagner le système en maturité (ce qui nécessite un certain volume de données et donc d’équipements couverts), mais aussi de l’intégrer avec un minimum de contraintes pour les mécaniciens militaires (voir encadré). Une première version opérationnelle pourrait alors être proposée à l’armée de l’air à la fin de l’année 2019.
Le développement de la plateforme ne devrait pas en rester là pour autant. Thales souhaite arriver à un niveau de précision suffisant pour que le système s’affranchisse des seuils d’alertes et établisse une réponse « binaire » en fonction des types de missions (avec des profils prédéfinis) : pour cette mission l’équipement est apte ou non. A l’horizon 2020, la plateforme pourrait même intégrer les contraintes de la chaîne logistique et les disponibilités des ressources humaines et matérielles dans ses propositions de dépose.
La plateforme permet la surveillance d’un équipement et de préconiser sa dépose. © Thales
Offre de soutien à l’heure de vol
Sur le plan commercial, le but de Thales est d’arriver à inscrire ce type de service dans le cadre de contrats de soutien. L’électronicien pourrait alors être à même de proposer à un client – dans un premier temps uniquement la France, même si la porte n’est pas fermée à l’export – un engagement forfaitaire sur le potentiel d’utilisation de leurs équipements, quitte à prendre les surcoûts à sa charge en cas de panne précoce.
Outre le RBE2 AESA, où le travail est le plus avancé pour l’instant, Thales travaille sur deux autres équipements du Rafale, à savoir le collimateur tête haute (CTH) et le BACHD, équipement de guerre électronique intégré à la suite Spectra. Et si aujourd’hui l’avion de combat de Dassault Aviation est au centre de l’expérimentation, l’équipementier envisage d’étendre sa plateforme de maintenance prédictive à d’autres aéronefs tels que les Tigre et les ATL2 ou encore à des navires, notamment les frégates multimissions (FREMM).