Actuellement à la pointe de la recherche en aérodynamique, l’Onera compte bien garder cette position dans les années à venir. Elle peut compter pour cela sur la qualité et l’exhaustivité de ses grandes souffleries, réparties entre Modane-Avrieux (Savoie), Le Fauga-Mauzac (Haute-Garonne) et Saclay (établissement DGA exploité par l’Onera, Essonne). Mais alors que les Etats-Unis remettent les souffleries au coeur de leurs processus de recherche et que la Chine investit à grands frais dans des installations, le facteur différenciant va probablement se situer un niveau de la métrologie. Ce qui implique autant le développement de nouveaux outils, l’amélioration des existants, et la mise à profit des 70 ans d’expérience de l’Onera dans l’acquisition et le traitement des informations d’essais.
« Il faut des capacités, mais cela peut être fait avec de l’argent. Les Chinois mettent beaucoup d’argent dans les souffleries. Ils maîtrisent les principes, mais n’ont pas encore la méthodologie. » Alors qu’il se bat depuis plusieurs années pour les sauver, Patrick Wagner, directeur des souffleries de l’Onera, n’entend pas minimiser l’importance de trouver des financements pour pérenniser, moderniser et développer ces installations stratégiques. Cela ne l’empêche pas d’affirmer que si les capacités sont nécessaires, elles ne sont pas suffisantes et que ce sont les compétences qui seront déterminantes.
Parmi ces compétences, l’une des principales est la maîtrise de la métrologie. C’est cette science des mesures qui permet d’établir des résultats à partir d’une expérience telle que le passage d’une maquette en soufflerie, de les interpréter et d’y attacher une signification précise. Elle peut aussi bien concerner des mesures optiques, acoustiques, de pression, etc.
Plus de précision pour une meilleure compréhension
L’amélioration de la métrologie doit permettre de mieux identifier, comprendre et maîtriser les effets dynamiques tels qu’un écoulement turbulent sur les ailes d’un avion ou un bang supersonique. Ce savoir-faire ouvre ensuite les portes d’une caractérisation plus fine des performances d’un objet. Plus les mesures seront précises, plus les significations attachées seront exactes. Cette exactitude permet ensuite à l’avionneur de diminuer ses marges de sécurité et d’augmenter la prise de risques dans la conception, avec des objets plus innovants et donc plus efficaces.
Une meilleure compréhension des écoulements et des turbulences sur une aile peut permettre, par exemple, de mieux calculer ses performances à basse vitesse et ainsi de réduire la taille des dispositifs hypersustentateurs au minimum nécessaire. Cela contribue à diminuer la masse et la traînée de l’avion, et à améliorer ses performances en croisière. A l’inverse, en cas de doute sur la précision des résultats, un constructeur agrandira ces mêmes dispositifs hypersustentateurs pour améliorer les marges de sécurité, au détriment de l’efficacité de son appareil.
Cette prise de risque accrue est nécessaire pour sortir de l’innovation incrémentale qui domine l’industrie aéronautique actuellement et permettre l’introduction de véritables ruptures technologiques avec de nouveaux concepts. On peut ainsi citer celui d’avion de ligne moyen-courrier Nova (doté entres autres d’un fuselage portant et de moteurs semi-enterrés pour permettre l’ingestion de la couche limite de l’air s’écoulant sur le fuselage).
La maquette instrumentée de Boeing 777, désignée comme Large reference model, sert d’étalon pour calibrer l’instrumentation de S1MA. © Léo Barnier / Le Journal de l’Aviation – tous droits réservés
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Une instrumentation en développement
Cette course à la précision de la métrologie passe en partie par l’innovation technologique, comme l’explique Patrick Wagner : « Nous avons besoin des outils les plus précis possible. Cela conditionne tout le développement de la métrologie depuis 25 ans. » Toute une instrumentation a ainsi été développée : balances de mesures d’efforts, capteurs de pression, laser, caméras haute vitesse (4 000 images par seconde), infrarouges, etc.
Si une partie de ce matériel est achetée sur étagère, l’Onera a aussi développé certains moyens en propre. C’est le cas d’une nouvelle peinture sensible à la pression (PSP), en partenariat avec le Centre suisse d’électronique et de microtechnique (CSEM). Si le principe n’est pas nouveau – l’Onera achetait de la peinture en Russie pendant un temps – il a été largement amélioré en interne. Il permet désormais de voir la distribution de la pression sur l’ensemble d’un objet et non plus seulement la visualisation de pressions moyennes.
Des grands chantiers de recherche portent actuellement sur l’acoustique et l’aéroacoustique. Il s’agit d’équiper une veine avec un équipement de prise de son pour étudier les caractéristiques sonores d’un objet. Toute la difficulté est d’arriver à isoler les différentes sources de bruit qui se superposent, grâce à un traitement mathématique du bruit, mais aussi la mise en place d’éléments physiques comme des panneaux absorbants.
Un autre projet est également à l’étude pour équiper la grande soufflerie S1MA de Modane-Avrieux d’un dispositif capable de recréer le bruit aérodynamique d’un jet de moteur, afin de mesurer son impact sur le champ acoustique et ses répercussions sur l’avion.
La soufflerie S1MA a reçu de nouvelles pales qui réduiront considérablement la maintenance nécessaire à son fonctionnement. © Onera / Antoine Gonin
Besoins d’investissements
La métrologie représente ainsi une grande part des investissements à venir. L’Onera prépare actuellement un plan de soutien (ATP) de 80 MEUR sur dix à douze ans pour ses huit souffleries dites « stratégiques ». Celui-ci consacrera 20 MEUR à l’amélioration de la métrologie, ainsi qu’au financement de certains projets comme Nova.
Les 60 MEUR restants sont destinés à renforcer les infrastructures existantes et ainsi améliorer les capacités de l’Onera en matière de souffleries. Certains éléments doivent être remplacés, d’autres modernisés. Les pales des deux ventilateurs contrarotatifs de S1MA ont, par exemple, dû être changées cette année. Ce projet, financé par la DGAC, a demandé plusieurs années de travail. Il a fallu concevoir ces nouvelles aubes en acier et composites (fibres de carbone), puis les tester pendant plus d’un an, avec plus de 200 millions de cycles simulés.
Patrick Wagner estime que la recherche de financements à travers ce plan ATP est bien avancée. Il peut d’ores et déjà compter sur un soutien du GIFAS et espère pouvoir en dire plus en début d’année prochaine.
Le directeur des souffleries rappelle que cet investissement de 80 MEUR reste raisonnable par rapport à l’enjeu. Il estime que l’apport de ces installations dans la conception aéronautique ne pourra pas être remplacé par des méthodes de calcul mathématique avant la fin du siècle, si ce n’est jamais. Il en veut pour preuve les investissements chinois colossaux, mais aussi américains avec la Nasa qui investit 600 M$ sur dix ans dans quatre de ses centres, ou encore le soutien national apporté par l’Allemagne et le Royaume-Uni à leurs souffleries. Il évalue aussi que si la France abandonnait Modane, il en coûterait 1,5 MdEUR pour reconstruire un site équivalent.
S1MA ne s’enfonce plus
Ces 80 MEUR viendraient s’ajouter aux 20 MEUR déjà investis par la DGA pour sauver la soufflerie S1MA de l’enfoncement des sols, qui s’est accéléré avec deux accidents en 2009 et 2015. Le chantier, qui a commencé en urgence en mars 2016, porte heureusement ses fruits. L’injection de béton dans les cavités souterraines de gypse, l’installation d’un radier et le transfert de charge vers ce nouveau socle grâce à des colonnes de jet en béton de 25 m de haut et 1,2 m de diamètre, ont réussi à stabiliser l’affaissement de la soufflerie.
Le chantier doit se poursuivre jusqu’à fin 2019. Pas moins de 300 colonnes devraient être installées, contre seulement 30 aujourd’hui. Patrick Wagner ne fait aucun triomphalisme, mais espère bien que ce chantier réglera définitivement le problème.
Ces problèmes matériels et financiers réglés, l’Onera pourra alors se concentrer sur le développement de nouvelles méthodes de recherche hybrides pour la conception des futurs avions. Ses scientifiques s’attachent notamment à combiner plus étroitement la modélisation à partir des codes et calculs de la mécanique des fluides numérique (CFD) et l’expérimentation (cf. encadré).
Les travaux se poursuivent pour définitivement stabiliser S1MA. © Léo Barnier / Le Journal de l’Aviation – tous droits réservés