Ludovic Ott est cogérant et cofondateur de GeoLean, entreprise spécialisée dans les questions d’organisation industrielle. Son activité est centrée sur l’implémentation d’une démarche Lean au sein des entreprises, ainsi que leur chaîne de sous-traitance. A l’occasion d’une rencontre, il présente son activité, sa vision de l’industrie aéronautique et les voies d’amélioration. Il propose ainsi une vision qui diffère quelque peu des standards établis.
Pouvez-vous présenter GeoLean et son rôle, notamment dans le secteur aéronautique ?
GeoLean est une entreprise française de 110 personnes, avec des filiales aux Etats-unis, en République tchèque, en Pologne et un bureau en Allemagne. Elle a été créée en 2005 par deux associés (Ludovic Ott et Daniel Marco), et représente aujourd’hui un carnet de commandes de 18 MEUR. Environ 30 % des clients sont dans le secteur aéronautique, en France et à l’étranger. 15 à 20 % de l’activité est dans l’automobile. Et dans 70 % des cas, nous sommes mandatés par des donneurs d’ordres.
Nous faisons principalement du conseil, mais nous développons aussi un métier d’installateur en partenariat avec nos clients. Nous prenons une entreprise dans sa globalité avec des objectifs de transformation Lean à trois ou cinq ans. Nous déterminons avec elle des démarches Lean pour l’ensemble de ses services et de ses usines, puis nous l’aidons à les mettre en place jusqu’à l’obtention de résultats. Notre travail porte sur l’ensemble de la chaîne de valeur : la supply chain, depuis les services d’achats jusqu’aux fournisseurs, les lignes d’assemblages, etc.
Comment se déroulent vos missions ?
Il y a un aspect très opérationnel dans l’approche de GeoLean, avec 70 % du temps de travail passé sur le terrain. Nous n’agissons pas seulement sur l’aspect économique : il s’agit d’intégrer une culture et une dynamique Lean dans l’entreprise, tout en prenant en compte la dimension humaine. Nous travaillons par exemple sur les échanges entre cols bleus et cols blancs. Les compagnies où cette communication n’existe pas se repèrent assez rapidement.
Les employés de GeoLean ont principalement un profil ingénieur, issu de bonnes écoles comme Supélec ou les Arts & Métiers. Il y a ensuite un processus de formation interne. Depuis 10 ans, nous avons mis en place Doing Center, une usine de production de vélos à Saint-Ouen-l’Aumône (Val-d’Oise). C’est un « centre de faire » qui nous permet de former notre personnel interne, de mélanger les cols blancs avec les cols bleus, et de faire des démonstrations pour les clients en accompagnement des missions.
Comment décririez-vous la situation de l’industrie aéronautique ?
On ne peut pas dire que l’aéronautique va mal, mais il faut faire attention. Il y a une inquiétude à avoir, car il n’est pas sûr que l’on prenne les bonnes routes. Et ce sont les décisions d’aujourd’hui qui vont déterminer la qualité du tissu industriel de demain.
Les caractéristiques du marché sont en train de craquer. Les avions commerciaux mis à part, l’aviation d’affaires ou les hélicoptères ne présentent pas de croissance. Et sur les avions commerciaux, la concurrence se réveille. La Chine a lancé Comac pour les avions en 2008 puis AECC pour les moteurs en 2016. Le C919 démontre les qualités de l’industrie chinoise, comme le font déjà les appareils militaires.
Pensez-vous que les pays émergents puissent devenir de réels concurrents mondiaux ?
L’aéronautique, notamment en France, garde une certaine distance par rapport à cette concurrence et déclare que son avance technologique la met à l’abri. Ce n’est pas sûr du tout que ce postulat tienne. Si j’étais constructeur, je m’inquiéterais de tout ça. Les pays émergents low cost ont déjà démontré leur capacité à se mettre à niveau. Nous en avons l’exemple dans l’automobile avec Hyundai.
De même, le dogme de la sécurité « nous ça vole » ne va pas protéger tout le monde pendant longtemps. On ne peut pas dire que les standards de travail et la qualité sont plus faibles dans l’automobile. Beaucoup d’outils de contrôle viennent de ce secteur. La sécurité ne va pas entrer en balance avec les résultats : les performances doivent aussi être au rendez-vous.
Quels sont les points durs ?
La supply chain est une problématique majeure dans l’aéronautique. Les principaux problèmes entre les donneurs d’ordres et les fournisseurs sont les changements de planning et les urgences. Ce sont eux qui font que le fournisseur ne peut pas suivre. Lors de la commande en urgence d’un lot de production, la quantité n’est pas adaptée à la demande. Les stocks s’accumulent à chaque étape de la production. Cela crée des incohérences et des inepties.
La plupart des avionneurs estime que 70 % des pièces manquantes viennent de l’extérieur et 30 % de l’interne. C’est une cause racine. L’analyse montre que c’est le contraire, avec des sources internes aux problèmes dans les ordres passés aux fournisseurs. Il y a deux corolaires à cela. Les processus ne sont pas encore assez calés dans les lignes d’assemblage pour passer des ordres clairs, avec trop d’aléas et de retards. C’est un cercle vicieux, car ces mauvais ordres passés à la supply chain accroissent encore les retards. Le deuxième corollaire, c’est que nous avons un niveau de fournisseurs qui n’a pas la réactivité nécessaire pour soutenir l’organisation industrielle des constructeurs. Cela va à peu près jusqu’au Rang 1 et après cela se dégrade.
Ces problèmes sont-ils spécifiques à l’aéronautique ?
La population aéronautique est très compétitive, mis à part sur le plan organisationnel. Une bonne organisation peut permettre un gain de temps de l’ordre de 50 %. Nous créons souvent de l’incrédulité lorsque l’on présente ces chiffres, car les gens ne regardent pas avec le bon prisme.
Ces problèmes sont aussi très liés à la vision européenne de l’industrie aéronautique, notamment française. On ne s’en inquiète pas assez, alors que lorsque ces problèmes sont traités, cela donne des résultats. Des constructeurs comme Bombardier sont beaucoup plus avancés avec une démarche Lean plus poussée.
Que pensez-vous des solutions numériques qui sont développées et déployées actuellement ?
Je pense que les décisions prises aujourd’hui ne sont pas forcément les bonnes, notamment en termes de séquençage. L’usine du futur est à la mode. Nous entendons ainsi que les problèmes actuels de supply chain seront réglés par la numérisation. Je ne suis pas contre cette évolution, mais cela nécessite la mise en place d’une organisation consistante pour les lignes d’assemblage comme pour la chaîne d’approvisionnement.
Au lieu de se mettre en ordre de bataille pour construire une réelle organisation, on préfère aujourd’hui donner des outils aux travailleurs comme des tablettes numériques. Cela influence aussi le management avec la création d’interfaces et d’intermédiaires entre la production et la direction. La véritable communication diminue. Ce phénomène se retrouve dans toutes les industries. Dans notre métier d’installateur, nous regroupons les différentes équipes pour les faire dialoguer et retrouver de véritables équilibrages.
En dehors d’Airbus, dont l’organisation permet cette transformation numérique, les autres acteurs ne sont pas au niveau. Les chiffres et les budgets qui y sont consacrés sont totalement surréalistes. Il y a un gros danger que les moyens mis en oeuvre actuellement soient inefficaces et couteux par la suite. La mise en place d’un système numérique dépend des données qu’on lui envoie. Il faut donc aussi que les fournisseurs suivent aussi. Cela pourrait même amplifier certains problèmes actuels, avec une perturbation supplémentaire de l’organisation.
Ces investissements n’auront de la valeur que si l’organisation est posée au préalable. Il y a une séquence nécessaire avant l’usine du futur.
Quelles sont donc les actions à mener ?
La mise à niveau des fournisseurs de fournisseurs ne suffira pas à régler les problèmes. Il faut d’abord avoir des ordres stables du constructeur. Aujourd’hui, les ordres contradictoires perturbent la supply chain. Ensuite, il faut que les fournisseurs se mettent aussi à niveau. Certains sont bien organisés et travaillent correctement, notamment sous l’influence d’Airbus, mais la majorité est encore à l’état artisanal.
La proportion de corrections à appliquer se situe à 60 % sur la ligne d’assemblage et à 40 % sur la supply chain. C’est la proportion inverse à ce que tout le monde pense. Les solutions mises en place aujourd’hui sur la supply chain fonctionnent, mais elles sont très chères et ne viennent que compenser la non-amélioration de la production. L’industrie arrive, bon an mal an, à livrer, mais de façon incomplète, avec des manquants, et à un coût prohibitif. Il faut que les constructeurs prennent conscience de ces problèmes. Avec ses solutions trop coûteuses, ils ne se préparent pas à l’arrivée de la concurrence, alors qu’ils pourraient prendre de l’avance.
Y a-t-il tout de même des évolutions positives ces dernières années ?
L’industrie aéronautique s’est améliorée, mais les fondamentaux ne sont pas encore tous installés. C’est encore un outil industriel de production de masse et non-Lean, avec un manque de flexibilité. Il n’est pas adapté à l’évolution vers des produits à la durée de vie plus courte et un haut niveau de personnalisation. Il n’y a pas encore de kanban, ni de flux tirés. Ce n’est pas encore pertinent.
Pour l’instant, tout est en flux poussé avec un progiciel de gestion intégré (ERP) et des livraisons à date. Nous sommes encore beaucoup dans des logiques d’installation des basiques, comme l’organisation en ligne. Celle-ci ne dépend pas du volume du flux. Elle permet de gagner du temps et de former plus vite des compagnons, mais rend l’évaluation des retards plus compliquée. Nous travaillons aussi beaucoup sur la planification avec des programmes de master scheduling (plan directeur de production)
L’aéronautique doit apprendre à travailler selon la demande des clients et non en fonction de la capacité de production. C’est la différence principale entre la production de masse et le Lean.