Malgré leur duopole sur l’aviation commerciale, il est rare de voir les dirigeants d’Airbus et de Boeing se confronter en public. La rencontre d’Eric Schulz, vice-président exécutif et directeur Ventes, marketing & contrats du constructeur européen, et d’Ihssane Mounir, vice-président senior Ventes et marketing de son concurrent américain, a donc été l’un des moments forts du Paris Air Forum qui se tenait le 21 juin à la Défense (Île-de-France). Loin de tourner à l’affrontement, le débat a vu les deux hommes s’accorder sur de nombreux points… même si quelques divergences persistent.
Les deux hommes se connaissent et semblent s’apprécier. C’est donc le sourire aux lèvres qu’Eric Schulz et Ihssane Mounir ont pris place dans l’amphithéâtre de la Grande Arche de la Défense. Et l’entente cordiale s’est poursuivie alors que les premières questions portaient sur les commandes, pourtant au coeur de la bataille que se livrent Airbus et Boeing.
Les deux hommes s’accordent ainsi à dire que le marché est actuellement porteur. Ihssane Mounir annonce ainsi avoir déjà engrangé 306 commandes – et même 330 avec toute récente commande de FedEx Express – contre environ 200 à la même date l’an passé. Il affirme également que beaucoup de campagnes sont en cours et qu’il s’agit « déjà d’une bonne année pour Boeing ». S’il ne livre pas de chiffres, Eric Schulz estime également que « 2018 devrait être une bonne année ».
Le marchés des monocouloirs parti pour durer
Interrogés sur le marché des monocouloirs, les deux hommes estiment qu’il n’y a pas de crainte d’un retournement de conjoncture malgré l’incroyable volume de commandes actuelles – Airbus possède un carnet de commande de plus de 7 000 avions et Boeing dépasse les 5 800.
Pour Eric Schulz, le marché est solide, à l’image de la croissance économique actuelle sur les marché porteurs que sont l’Amérique du Nord, l’Europe et l’Asie, et aidé par la bonne fluidité du marché de seconde main. Ses prévisions font ainsi état de 28 000 avions neufs livrés sur les 20 prochaines années. Il déclare ainsi que l’enjeu se situe davantage sur « la capacité de production que l’absorption des commandes par le marché ». Ihssane Mounir ne dis pas autre chose, notamment au vu du potentiel de pays comme la Chine dont la population est quatre fois plus nombreuse que celle des Etats-Unis, mais qui possède pourtant deux fois moins d’avions.
De même, les deux hommes estiment qu’il est encore trop tôt pour parler des remplaçants de l’A320 et du 737. Pour Eric Schulz, il n’existe pas encore d’avancée technologique suffisamment différenciente par rapport aux appareils remotorisés actuels pour justifier le lancement d’un nouveau programme. Seule une nouvelle technologie à même d’amener un gain significatif d’efficacité énergétique ou un processus de production réellement innovant pourrait amener les avionneurs à anticiper une telle décision. Pour Ihssane Mounir, il est aussi « un peu prématuré de parler d’une nouvelle génération alors que le 737 MAX vient tout juste d’être lancé ».
Vers un match A321LR contre NMA
Le premier point de désaccord arrive au moment d’évoquer le NMA (New Midsize Airplane, connu aussi sous le nom de Middle-of-Market, voir encadré). Le vice-président de Boeing y voit un avion capable d’offrir de la capacité sur les lignes moyen-courrier autant que d’ouvrir de nouvelles routes long-courrier à moindre risque.
Naturellement Eric Schulz estime que le créneau est déjà occupé par l’A321LR et que le NMA mettra encore dix ans avant de monter en cadence. Le vice-président d’Airbus ajoute que son avion répond aussi à un besoin important des compagnies, à commencer par les low cost : la possibilité de réaliser des vols moyen-courrier classiques à forte fréquence tout en assurant des missions long-courrier ponctuelles. Une polyvalence qui permet l’exploration de nouvelles lignes.
L’Airbus A321LR avant son premier vol transatlantique en février 2018. © Le Journal de l’Aviation – tous droits réservés
Le long-courrier attend son heure
Après cette dissonance, les deux hommes ne mettent pas longtemps à raccorder leurs violons sur le long-courrier. Le ralentissement actuel des commandes sur ce segment, qui contraste avec le moyen-courrier, correspond au caractère cyclique de marché selon Eric Schulz. Il estime que celui-ci entre dans le creux – modéré – de la vague, après avoir accumulé « un fantastique backlog » sur les dernières années. Confiant, il déclare n’avoir aucun doute sur le fait que le marché va accélérer à nouveau avec le remplacement des premières générations de 777 et d’A330.
Ihssane Mounir, non sans une pointe de malice, affirme que Boeing ne connaît pas de ralentissement sur le long-courrier au vu des 165 commandes prises sur ce secteur en 2017 et des 137 déjà engrangées en 2018. Il concède tout de même que l’heure n’est pas encore venue pour remplacer des appareils comme les 777-300ER, entrés en service à partir de 2004 et qui possèdent encore au minimum une quinzaine d’années de vie opérationnelle devant eux. De même, il s’emploie à calmer le pessimisme autour des ventes de 777X qui stagnent après un fort démarrage. Boeing juge ainsi être en avance sur ses prévisions avec 340 commandes deux ans avant l’entrée en service, ce qui était loin d’être le cas pour le 777-300ER pourtant devenu un best-seller.
Quel avenir pour les très gros porteurs
Reste le très gros porteur. Si les prévisions d’Airbus et Boeing diffèrent sur ce segment, Eric Schulz et Ihssane Mounir constatent tous deux que le marché n’a pas évolué comme attendu. La congestion des grands aéroports n’a pas été aussi rapide que prévue, ce qui a impacté l’A380 comme le 747-8 précise-t-on du côté européen. Cette situation est due à l’arrivée d’avions comme le 787 qui ont permis l’ouverture de nombreuses routes entre des aéroports secondaires aux dépends des grands hubs, analyse Ihssane Mounir. Il ajoute que l’optimisation des routes et l’amélioration de la gestion du trafic aérien (ATM)ont aussi contribué à ralentir la congestion.
Le vice-président du constructeur américain semble enclin à penser que l’évolution actuelle du trafic vers le point-à-point – avec le 787 renforcé par le NMA – va se poursuivre, et qu’il y a encore beaucoup de progrès à faire dans l’ATM, notamment en Asie. Il ne voit donc pas le marché des très gros porteurs s’envoler un jour. Un constat auquel Eric Schulz ne se résout pas. Pour lui, la consolidation des compagnies aidant, la saturation va reprendre sa marche en avant avec la croissance exponentielle du trafic. A ce moment, la seule solution viendra des très gros porteurs et donc de l’A380.