La perspective d’une reprise franche dans l’aviation d’affaires ressemble chaque année un peu plus à une arlésienne. Depuis plus de dix ans maintenant, les moments d’espérance et de crise se succèdent sans qu’aucune embellie ne se fasse sentir durablement. Pire, les facteurs causals de ces cycles s’avèrent de plus en plus durs à analyser. Jusque-là relativement synchronisés avec les fluctuations de l’économie – surtout à la baisse avec les effondrements économiques de 2008-2009 et 2011 – la santé de l’aviation d’affaires semble aujourd’hui décorrélée de ces facteurs exogènes. De quoi s’arracher les cheveux du côté des cabinets d’analyses, mais aussi des constructeurs qui ne voient toujours pas le bout du tunnel.
Eric Trappier, PDG de Dassault Aviation, a été l’un des premiers à donner le ton lors du salon européen de l’aviation d’affaires Ebace 2019, qui s’est tenu mi-mai à Genève : « Malgré une reprise soutenue sur le marché de l’occasion, l’activité globale a été beaucoup plus lente que prévu ». Un son de cloche qui se retrouvait aussi chez Embraer, qui a livré moins d’avions qu’annoncé en 2018.
De manière plus générale, la tendance chez les constructeurs reste d’affirmer que la reprise est bien effective, mais tous admettent qu’elle est moins forte que prévu pour l’instant. Ainsi les prévisions à moyen et long termes restent importantes, mais le marché risque de continuer à stagner encore quelques trimestres, voire quelques années.
L’ambiance à Ebace apparaissait ainsi bien moins enthousiaste que lors de la précédente édition un an auparavant. Une impression confirmée par le cabinet d’analyses Jetnet IQ dans ses études depuis le début de l’année (avec certains résultats encore provisoires). Il établit ainsi qu’un tiers des 427 propriétaires et opérateurs d’avions d’affaires qu’il a interrogé dans 59 pays pensent que le marché de l’aviation d’affaires va continuer à se détériorer. Même si 55% des répondants pensent encore que le pire est passé, l’écart entre le nombre « d’optimistes » et de « pessimistes » se réduit fortement. Il a même été divisé par deux entre fin 2018 et début 2019.
Indicateurs positifs
Ce sentiment est dur à expliquer au vu des nombreux indicateurs actuellement au vert. L’année 2018 a ainsi été pleine de promesses. Tout d’abord, le marché de l’occasion est revenu à un niveau qui n’avait plus été atteint depuis 2007, selon Jetnet IQ. Le nombre de jets disponibles est ainsi repassé sous la barre des 10% de la flotte mondiale, tandis que les turbopropulseurs sont redescendus sous celle des 7%. Des chiffres qui, à en croire les prévisions des constructeurs depuis de longues années, devaient être l’expression d’un niveau de demande retrouvé et garantir l’arrivée massive de jets neufs sur le marché.
Ensuite cette fluidification du marché de l’occasion s’est conjuguée avec la bonne tenue de l’économie américaine – une donnée d’importance quand on sait que l’Amérique du Nord est le premier marché mondial avec près des deux tiers des commandes de jets d’affaires, loin devant l’Europe (15%). Les Etats-Unis se sont ainsi montrés dynamiques, avec une croissance du PIB de l’ordre de 3% et surtout des profits record pour les entreprises américaines avec plus de 2 000 milliards de dollars et une croissance à deux chiffres.
Comme il est de coutume depuis 2012, l’économie européenne connu un schéma différent de celui de son homologue américaine. Pour autant, elle a aussi enregistré un certain dynamisme avec plus de 2% de croissance de son PIB. Et selon les prévisions de l’OCDE, les États-Unis comme l’Union européenne devraient maintenir un niveau de performances équivalent en 2019 et dans les années à venir. Enfin, la croissance chinoise est certes à son plus bas niveau depuis 30 ans, mais résiste mieux que prévu au premier trimestre 2019, et devrait rester au-dessus des 6% pour l’année.
Des résultats pourtant encourageants
Cette combinaison de facteurs positifs n’a tout de même pas été sans effets. L’Association des constructeurs de l’aviation d’affaires et général (GAMA) a même publié des chiffres de livraisons en croissance en 2018 par rapport à l’année précédente, accréditant presque l’hypothèse d’une véritable reprise. Les constructeurs ont livré 703 jets d’affaires, soit une hausse de près de 4% tout de même par rapport à 2017. Les turbopropulseurs affichaient de leur côté une croissance de plus de 5% après la baisse de 2017, et avec 601 livraisons, ce segment signait une des meilleures performances de son histoire.
La tendance s’est même confirmée au premier trimestre 2019, par rapport à la même période en 2018, avec une croissance de l’ordre de 7% pour les jets et les turbopropulseurs. Ce qui n’empêche pas le doute de peser sur la capacité du marché à soutenir enfin un tel rythme, qui restent pourtant loin de celui d’il y a dix ans. Les 1 300 jets livrés en 2008 ne ressemblent ainsi plus qu’à un lointain souvenir, presque irréel.
Le doute a semblé une nouvelle fois prendre le pas sur la confiance à Ebace en 2019. © Ebace
Ombres au tableau
Si cela ne suffit pas à tout expliquer, cette fébrilité du marché de l’aviation d’affaires tient en partie à deux fortes incertitudes qui brouillent le tableau. Tout d’abord le conflit commercial entre la Chine et les États-Unis suscitent d’importantes craintes pour un grand nombre d’entreprises et font peser un doute sur l’avenir proche de l’économie mondiale. Au-delà des effets réels des politiques protectionnistes instituées par ces deux pays, ces tensions ralentissent fortement les échanges de biens et de services. Forte jusqu’en 2017, leur croissance ralentit depuis et est presque nulle aujourd’hui.
Ensuite, vient le Brexit, même si ses effets sont davantage limités à l’Europe. Ce n’est pas le désastre économique annoncé en 2016, mais le pays connaît un ralentissement de sa croissance, à 1% en 2018. Les incertitudes actuelles autour des modalités de sortie et l’ubuesque élection de députés européens par les Britanniques ne vont pas contribuer à redresser la barre. Le trafic de l’aviation d’affaires en Europe s’en ressent directement avec un ralentissement au second semestre 2018, puis une chute continue depuis novembre. Le Royaume-Uni et notamment l’aéroport de Londres-Luton ont fait partie des premières victimes, mais tout le trafic continental subit désormais un recul.
L’incertitude prime
D’autres éléments comme les conséquences potentielles de l’élection présidentielle au Brésil fin 2018, ou un éventuel ralentissement économique de l’Inde, peuvent aussi être pris en compte. Tous ces facteurs d’incertitudes semblent aujourd’hui impacter le marché de l’aviation d’affaires bien plus profondément que ne le font les facteurs économiques positifs.
Il risque donc d’être de plus en plus difficile de prévoir ce que sera le marché de l’aviation d’affaires de demain. Même les ventes de jet très haut de gamme, qui semblaient un temps voler au-dessus des variations de l’économie, n’échappent plus à l’instabilité. Comme l’a lui-même déclaré Eric Trappier : « Je dois admettre que ces conditions contrastées font qu’il est difficile de prévoir dans quelle direction… le marché se dirige, et les incertitudes comme Brexit et les menaces tarifaires n’aident pas. »