A l’occasion du salon aéronautique de Singapour, le Journal de l’Aviation s’est penché sur la situation géostratégique de l’Asie du Sud-Est, considérée comme un « moteur de l’économie mondiale », selon un rapport parlementaire. Alors que les exportations françaises vers Singapour atteignaient 5,9 milliards d’euros en 2012 et que la relation bilatérale entre la France et Singapour en matière de défense est décrite comme un « axe structurant » dans un rapport parlementaire, la « première destination des investissements français » dans la zone ASEAN est également vue comme un « point d’entrée », en raison de sa position stratégique sur la zone.
Nous publions ci-dessous l’analyse de Sophie Boisseau du Rocher, chercheure associée au Centre Asie de l’Institut français des relations internationales et spécialiste des questions politiques et géostratégiques pour la zone Asie du Sud-Est.
Comment peut-on qualifier la situation géostratégique en Asie du Sud-Est actuellement ?
Le meilleur terme à mon avis pour qualifier la situation géostratégique en Asie du Sud-Est aujourd’hui est celui de complexification confuse. Nous avons observé ces dernières années à la fois un renforcement du potentiel militaire chinois (avec un accent indéniable sur la marine qui concerne directement la région et la sécurité des détroits) et un retour militaire des États-Unis.
Les États de la région sont donc simultanément sollicités par les deux puissances dont la rivalité larvée déstructure les efforts en matière de sécurité : même s’il faut garder à l’esprit la culture de l’équilibre accommodant qui caractérise l’Asie du Sud-Est, les pays qui la composent craignent d’être entraînés dans une surenchère dont ils ne maîtrisent pas les termes et encore moins les modes opératoires. D’où une certaine volatilité du climat sécuritaire propice aux malentendus et aux divergences. Les récentes interviews que j’ai menées dans la zone indiquent un sentiment de grand doute à l’égard des intentions chinoises, de la pérennité de l’engagement américain et de la résilience régionale : au final, aucun axe auquel s’adosser.
Les ambitions chinoises – notamment dans le domaine militaire – remettent-elles en question l’équilibre des forces ?
Oui clairement mais ce n’est pas automatiquement perçu comme une menace dans la région où l’on considère que la modernisation des forces chinoises est un processus « normal ». Ce qui fait question ne concerne pas tant l’acquisition d’un arsenal de qualité ou la réorganisation de l’APL que les intentions chinoises telles qu’elles sont affirmées par Pékin. A ce titre, les incursions musclées de la marine chinoise en mer de Chine du Sud, la construction d’îles artificielles sur des espaces contestés et l’installation d’une base navale à Sanya sur l’île de Hainan capable d’accueillir des SNLE constituent autant de facteurs d’inquiétude qui rappellent le décalage avec l’Asie du Sud-Est : les échelles ne sont pas tout simplement pas les mêmes.
La stratégie chinoise s’inscrit dans une stratégie d’affirmation de puissance dans le cadre régional, face à l’Inde et au Japon notamment, mais aussi dans le cadre global – face aux États-Unis. La région tente de s’ajuster à cette nouvelle donne par un effort d’adaptation des outils et pensées stratégiques ainsi que des politiques d’acquisition soutenues. Dans cette évolution, on note la primauté des intérêts concrets (défense des territoires) sur les facteurs idéologiques : aujourd’hui, les enjeux de sécurité sont liés à des intérêts de positionnement et à des déploiements de capacité et plus à des confrontations idéologiques.
Toutefois, les États d’Asie du Sud-Est savent qu’une course effrénée serait catastrophique pour leurs économies, et sûrement vouée à l’échec. C’est pourquoi ils activent autant que possible la carte diplomatique, la seule où leur légitimité est vraiment acceptée. Les récentes initiatives chinoises en faveur d’une route de la soie montrent que Pékin a parfaitement mesuré le degré d’inquiétude de ses voisins et les désamorce avec des projets « gagnants/gagnants ».
Quelle interprétation peut-on faire du recentrage américain sur cette région ?
Commencé par l’Administration Bush, ce recentrage asiatique a été un des points forts des années Obama. Il a été activé par deux facteurs. D’une part, les intérêts économiques des États-Unis se situent désormais dans une zone qui s’étend de l’ouest Pacifique à l’océan Indien. Les échanges des États-Unis avec les pays du Trans-Pacific Partnership (TPP[1]) représentent 2 000 milliards de dollars, soit 40 % des échanges commerciaux américains. Logiquement, Washington considère que contribuer à la sécurité de l’Asie est indispensable pour y maintenir la stabilité et à travers elle, la croissance économique. D’autre part, les ambitions de puissance chinoises, si elles n’étaient pas encadrées, seraient considérées comme déstabilisantes non seulement pour le théâtre régional mais aussi pour le statut des États-Unis.
L’emprise multimodale de la Chine sur sa région affecte directement les intérêts des États-Unis ; la liberté de navigation à titre d’illustration est un principe sur lequel les Américains ne transigeront pas comme vient de le démontrer l’incursion le 30 janvier de la frégate lance-missiles USS Curtis Wilbur à proximité des îles Paracels. Dans cette perspective, le recentrage américain constitue un juste équilibre entre ouverture et dissuasion.
Depuis plusieurs années, les États-Unis sont redevenus très actifs dans la région soit à travers les réunions sécuritaires avec l’ASEAN (ARF, ADMM +, coopération en matière de non-prolifération, de cybersécurité, de contre-terrorisme, de piraterie et de sécurité maritime …), soit à travers des partenariats stratégiques (Philippines, Singapour, Indonésie…), soit à travers des exercices communs, de la formation (notamment en matière de renseignement) et des ventes d’armes.
Le 15 février 2016, l’ensemble des dirigeants ASEAN est à Sunnyland, à l’invitation du président Obama, une manière de démontrer l’importance de la région dans le dispositif américain. La question de fond, au-delà des turbulences possibles d’une nouvelle Administration, concerne leur capacité à assurer dans la longue durée ce déploiement sécuritaire.
[1] Le TPP est un traité multilatéral de libre-échange en négociation visant à intégrer les économies des régions Asie-Pacifique en éliminant progressivement les droits de douanes. Les négociations ont débuté en 2005 avec le Trans-Pacific Strategic Economic Partnership Agreement signé par quatre pays : Brunei, Chili, Nouvelle-Zélande et Singapour. Huit autres pays ont depuis rejoint les négociations, dont les États-Unis. Singapour, Brunei, le Vietnam et la Malaisie sont les seuls pays de l’ASEAN concernés.