Le redécollage progressif des compagnies aériennes françaises depuis la semaine dernière est une nouvelle épreuve de force. C’est ce qu’ont voulu faire comprendre Alain Battisti, président de Chalair et de la Fnam, Pascal de Izaguirre, président de Corsair, et Marc Rochet, président d’Air Caraïbes et de Frenchbee, lors d’une intervention auprès de l’association des journalistes professionnels de l’aéronautique et de l’espace (AJPAE), le 23 juin. Au contraire, pour eux, les compagnies « entrent dans la phase la plus risquée de la crise », selon les mots de Marc Rochet.
Alain Battisti explique que les autorités françaises ont très bien répondu à l’immédiateté de la crise covid avec des mesures fortes qui ont soulagé toutes les entreprises, y compris les compagnies aériennes : les prêts garantis par l’Etat, les reports de charges et redevances, de charges sociales, le chômage partiel etc. ont permis de maintenir les compétences. Mais « ces mesures courageuses ne suffiront pas si l’on se contente de cela », prévient-il, appelant à une révision de la fiscalité du secteur, demande restée sans réponse depuis des années.
Après une phase de sommeil de deux mois et demi durant lesquels la flotte est restée au sol, les compagnies aériennes arrivent à la phase critique du redécollage. « Le sommeil forcé nous a coûté beaucoup d’argent mais la plupart des compagnies ont pu encaisser. Le redécollage peut tuer parce que personne ne peut dire sa longueur, quand les clients vont revenir, comment ils vont remplir les avions », s’inquiète Marc Rochet.
En effet, avec le redémarrage, les compagnies vont voir leurs coûts variables ré-augmenter (carburant, maintenance, partie du personnel qui sort de chômage partiel) mais cela ne sera pas compensé par l’activité puisque un tiers voire la moitié des flottes restera au sol et le remplissage ne dépassera pas 60% à 70%. « Je n’exclus pas que le redémarrage fasse beaucoup plus de dégâts que la période de sommeil et tue des entreprises. » D’autant plus si cette phase ne se compte pas en mois mais s’étale sur deux à quatre ans, ce sur quoi tablent la plupart des prévisions.
A court terme, l’incertitude ajoute de la complexité donc des coûts au modèle des transporteurs. « Je ne sais pas aujourd’hui quand nous reviendrons au point d’équilibre de nos comptes », indique Marc Rochet. Pascal de Izaguirre s’inquiète lui de l’incertitude complète sur la reprise des liaisons internationales et de l’impact de la crise sur l’économie française en générale, la santé du transport aérien dépendant de celle du PIB.
Marc Rochet comme Pascal de Izaguirre préviennent qu’il va donc falloir prendre des décisions radicales pour assurer la survie des compagnies françaises. « Nous allons tous vers une baisse significative des recettes donc il faut baisser les coûts. […] La relance n’ira pas sans effort : efforts sur le plan social, efforts d’organisation », annonce Marc Rochet, qui a déjà réussi à mettre en place un accord de performance collective dans ses compagnies, qui prévoit une baisse générale des salaires de 10% sur deux ans.
Pascal de Izaguirre prévient que les compagnies françaises vont devoir résoudre leurs problèmes de compétitivité, reconstruire leurs marges, composer avec la baisse d’activité, faire sortir les très gros-porteurs, réviser leurs réseaux et restaurer la confiance des passagers. « Le marché 2020 sera essentiellement franco-français. Mais il va falloir s’organiser pour tenir sur la durée : l’exercice en cours et le prochain seront très touchés. » Il craint une réduction du tourisme long-courrier (voyages de groupe, croisières, secteur des hôtels-clubs) et une chute du trafic affaires, liée aux mesures d’économies que les entreprises vont devoir prendre et à l’efficacité démontrée de la visioconférence. « La reprise ne viendra pas avec les clients affaires. Il faut miser sur le trafic VFR, familial, affinitaire. Or c’est une population attentive au prix. Si on veut la faire revenir dans nos avions, il faut que les mesures prises soit visibles et que nos coûts soient compatibles avec ses attentes », renchérit Marc Rochet. Tous trois s’accordent à dire que le secteur a besoin du levier des pouvoirs publics et attend des mesures fortes du gouvernement, après avoir été exclu des plans d’aide au tourisme et à l’aéronautique.
Le transport aérien doit également se projeter dans le « monde d’après ». « S’imaginer dans notre secteur d’activité, extrêmement conservateur, peu courageux sur nos capacités à nous réformer ou à réformer le système, que le monde d’après sera une copie peut-être pâle du monde d’avant, ce n’est pas satisfaisant. C’est dans cette logique qu’il faut s’inscrire. Nous avons notre rôle à jouer, notre responsabilité, des devoirs mais l’Etat aussi a des devoirs. Il va falloir se projeter demain dans un monde compliqué et difficile mais où le transport aérien français doit pouvoir non seulement s’en sortir, blessé, mais aussi redécoller et être dans le peloton de tête. »