La continuité numérique d’Airbus est désormais en marche. Marc Fontaine, directeur de la Transformation Digitale d’Airbus, est allé à la rencontre de l’AJPAE (Association des Journalistes Professionnels de l’Aéronautique et de l’Espace) pour faire le point sur l’avancée de la digitalisation du groupe aéronautique européen, un processus entamé il y a près de quatre ans avec l’émergence de nouvelles technologies devenues progressivement de plus en plus mûres pour les besoins des industriels.
Industrie aéronautique et nouvelles technologies : le contexte
L’arrivée des nouvelles technologies (GPS, senseurs, connectivité, baisse des coûts de stockage…), l’émergence des nouveaux acteurs du New Space, et le fait que des solutions initialement tournées vers le B2C (Uber, Airbnb, GAFA….) pouvaient peu à peu venir répondre aux besoins des industriels ont évidemment conduit Airbus à s’intéresser au sujet, un intérêt d’ailleurs partagé en même temps par d’autres secteurs de l’industrie comme l’a rappelé Marc Fontaine. Il explique aussi que le secteur aéronautique, bien qu’extrêmement technologique, a toujours fonctionné avec des méthodes précautionneuses jusqu’à présent, en étant prudent sur le rythme de leurs intégrations.
Mais le secteur aéronautique a aussi une autre particularité, avec ses programmes extrêmement complexes et leur durée de vie de 30 ans. « Les avions vont nécessairement connaître une obsolescence de leurs systèmes, ce qui n’est pas le cas par exemple dans le secteur automobile » constate-t-il. « De plus, de par la problématique de la certification, les acteurs déploient des trésors d’ingénierie pour avoir des appareils sûrs et performants six à sept ans avant leur mise en service, ne touchant plus vraiment à l’avion ensuite durant leur vie opérationnelle, tant la moindre modification peut coûter des centaines de millions d’euros », poursuit-il.
Évidemment, il concède que des technologies comme l’intégration de données, l’Internet des objets, l’IA, l’impression 3D, étaient autant de sujets que les industriels connaissaient mal, suscitant d’ailleurs beaucoup de scepticisme en interne et à tous les niveaux.
La genèse de la digitalisation du groupe
C’est ainsi qu’Airbus s’est d’abord lancé avec seulement deux personnes, une petite équipe qui s’est progressivement étoffée pour en comprendre aujourd’hui plus d’une centaine. Il explique que l’idée de départ était de faire du repérage de technologies, les évaluer sur les problématiques métiers du groupe, trouver les bons partenaires… « C’était la partition au départ, ensuite la question qui se posait était de savoir par quoi commencer », se souvient-il. L’équipe a alors immédiatement constaté qu’Airbus était pénalisé par ses silos de données (engineering, manufacturing, services, finances…) qui ne cessaient de se renforcer, créant davantage de bureaucratie et de lourdeur de décision. Marc Fontaine relate par exemple la problématique d’Airbus Helicopters qui pour gagner en compétitivité, avait changé les hommes, les process mais pas ses systèmes.
Il cite aussi le fait que dans l’industrie aéronautique, le département IT a toujours été considéré comme un poste de coût et non pas comme un investissement stratégique, ni même un moyen destiné à améliorer la performance. « Si vous vouliez faire communiquer deux usines, par exemple entre Nantes et Saint-Nazaire, la réponse que nous avions c’est qu’il fallait mettre à jour SAP ou nos bases de données Oracle et que cela allait nous coûter 10 millions d’euros, voire beaucoup plus. C’est alors que nous avons compris qu’il y avait une solution et qu’elle résidait dans la donnée, c’est le point fondamental. »
Les premières applications
Airbus s’est alors intéressé aux technologies dédiées à l’intégration de données, à l’infrastructure, au cloud… L’idée était de ne plus « s’occuper des tuyaux, mais plutôt de ce qui passe à l’intérieur » souligne Marc Fontaine. C’est alors que le groupe s’est intéressé à Palantir pour pouvoir intégrer des données hétérogènes et créer son lac de données dans le cloud avec Amazon, puis a commencé à développer ses premières solutions.
L’une d’elles était liée à la montée en cadence du programme A350, avec l’organisation des tâches en FAL. Aujourd’hui ce sont 6 000 utilisateurs qui travaillent désormais avec une quarantaine d’applications, par exemple sur les aspects liés à la qualité. Marc Fontaine note qu’il s’agit d’une plateforme en « self-service », c’est-à-dire que les utilisateurs peuvent modifier la présentation des informations pour obtenir les réponses qu’ils souhaitent.
Ensuite Airbus s’est rapidement aussi intéressé aux compagnies aériennes et c’est là qu’est intervenue la plateforme Skywise, avec ces quelque 3 000 avions commerciaux connectés aujourd’hui (lire nos articles sur Skywise en cliquant ici !). Cette plateforme dédiée aux services lancée durant l’édition 2017 du salon du Bourget s’est d’ailleurs étendue aux fournisseurs d’équipements l’été dernier.
Marc Fontaine révèle ainsi qu’en collaborant avec un certain motoriste, c’est tout simplement un million de dollars par moteur qui a été économisé en partageant les données. Il note d’ailleurs que sur un marché global de l’industrie estimé à un trillion de dollars, les coûts de friction (fiabilité, problèmes opérationnels, AOG…) atteignent les 50 milliards de dollars, autant de revenus potentiels à partager pour l’ensemble des acteurs qui accepteront de collaborer sur la donnée. Marc Fontaine rappelle d’ailleurs que Skywise est devenu multiflotte, avec par exemple plusieurs centaines d’appareils produits par Boeing désormais couverts par le service, tout comme des A220, des ATR et quelques Embraer.
Il imagine aussi de nouvelles fonctionnalités, à l’instar d’un véritable CAMO automatisé que les autorités pourront consulter directement dans Skywise. « Il est tellement facile aujourd’hui de perdre la configuration de l’avion » souligne-t-il.
Le coeur de la transformation digitale d’Airbus avec DDMS
Mais la transformation digitale d’Airbus ne s’arrêtera pas là, le groupe travaillant désormais sur une véritable continuité numérique au sein du groupe. Elle porte d’ailleurs désormais un nom : DDMS (pour Digital Design Manufacturing Services). Marc Fontaine explique que ce nouveau chantier, cher à Guillaume Faury, revient finalement à créer une sorte de Skywise en natif pour assurer la continuité de demain.
Il cite par exemple les coûts exorbitants de la création des matrices de transferts, qui permettent à posteriori de faire dialoguer les outils de CAO utilisés en interne lors de la conception avec la production ou avec les fournisseurs. L’intérêt est réel et a déjà été démontré à plus petite échelle avec la propagation d’une partie de la maquette numérique de l’A350 en production pour la problématique du câblage, ou encore pour l’aménagement des cabines ou pour des sujets critiques en production.
Pour Marc Fontaine, l’intérêt de cette continuité numérique est tout simplement stratégique pour le groupe aéronautique européen. Elle permettra de lancer un nouveau programme sur une durée réduite de 30% et avec un coût réduit du même ordre de grandeur. De plus, le niveau de qualité sera nettement supérieur dès les premiers appareils sortant de FAL, avec un ramp-up potentiellement plus poussé.