Faut-il déjà y voir une mesure de rétorsion de la part de l’Europe face à la possible mise en place de barrières douanières par les États-Unis ? La Commission européenne a annoncé le 4 octobre qu’elle ouvrait une enquête approfondie sur la création des deux coentreprises de Boeing et d’Embraer, à commencer par Boeing Brasil – Commercial. Les équipes de la direction générale de la concurrence (DG Concurrence) ont jusqu’au 20 février 2020 pour rendre leur décision. Leur travail ne devrait pas être impacté par le changement de l’exécutif européen, Margrethe Vestager, commissaire européenne en charge de ces questions ayant été nommée pour rester cinq ans de plus.
Avec cette enquête approfondie, dite « Phase II », la DG Concurrence entend juger si la création de Boeing Brasil – Commercial, qui placerait l’ensemble des avions commerciaux d’Embraer (E-Jets et E-Jets E2) sous le contrôle de Boeing (avec 80% du capital de la coentreprise, contre 20% pour Embraer), contrevient aux règles européennes sur les concentrations. Comme le déclare Margrethe Vestager : « […] par notre enquête approfondie, nous voulons veiller à ce que les concentrations dans le secteur de l’aviation commerciale ne réduisent pas de manière significative l’exercice d’une concurrence effective sur les prix et le développement de produits. »
Dans son communiqué, la Commission européenne annonce en effet craindre que « l’opération envisagée ne supprime le troisième plus grand concurrent mondial, Embraer, sur le marché déjà fortement concentré de l’aviation commerciale », et plus précisément sur celui des monocouloirs. Une situation renforcée par le fait que « les nouveaux arrivants potentiels de Chine, du Japon et de Russie sont confrontés à de fortes barrières à l’entrée et à l’expansion et pourraient ne pas être en mesure de reproduire la pression concurrentielle actuellement exercée par Embraer dans les cinq, voire dix prochaines années ».
La Commission précise néanmoins que l’ouverture d’une enquête approfondie ne présage en rien de sa décision finale. Cette procédure lui offre, avant tout, trois fois plus de temps pour rendre son avis. En effet, la procédure simple – dite « Phase I » et qui est la plus courante – ne lui laisse que 25 jours ouvrés, contre 90 jours ouvrés pour l’enquête approfondie.
La coentreprise de défense qui commercialisera l’avion de transport militaire KC-390 sera aussi visée par cette enquête. Notifiée sous le nom « EB Defense » par la Commission européenne, elle sera détenue à 51% par Embraer mais basée aux États-Unis. La possibilité d’une distorsion de concurrence semble néanmoins plus limitée pour ce dossier.
Une contre-attaque européenne
Si une enquête approfondie n’est pas une procédure exceptionnelle, elle reste rare. Seules deux autres fusions en font l’objet sur la quarantaine de dossiers actuellement traitée par la DG Concurrence. Difficile donc de ne pas y voir un premier pas dans l’établissement de mesures de rétorsion à l’encontre des États-Unis, après l’annonce par le Bureau du représentant américain au commerce (USTR) de la mise en place de surtaxes sur 150 catégories de produits européens à partir du 18 octobre. Une hypothèse immédiatement réfutée du côté de la Commission européenne, dont un porte-parole évoque « le hasard d’un calendrier juridique très strict » à partir de la notification de la création des deux coentreprises par les deux compagnies.
Pour rappel, ces barrières douanières sont la conséquence directe de la décision prise le 2 octobre par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) dans le litige qui oppose Airbus et Boeing sur les subventions illégales depuis quinze ans. Les États-Unis se sont ainsi vus autorisés à taxer les importations de biens européens à hauteur de 7,5 milliards de dollars par an, pour compenser les aides versées par la France, l’Allemagne, le Royaume-Uni et l’Espagne à Airbus pour les programmes A380, puis A350.
Si ces barrières sont effectivement mises en place, les produits aéronautiques européens seront touchés. L’USTR a annoncé que les « avions neufs et autres aéronefs neufs » d’une masse à vide de plus de 30 tonnes feraient l’objet d’un droit de douane supplémentaire, à hauteur de 10% de leur valeur. Les appareils militaires sont exemptés. Les avions commerciaux Airbus seraient in fine les seuls concernés.
Bien que conséquente, cette surtaxe est loin des premières annonces faites par l’USTR en avril. Il menaçait de surtaxer jusqu’à 100% sur les appareils commerciaux neufs (hélicoptères avec une masse à vide comprise entre 1 et 2 tonnes, avions de plus de 15 tonnes), mais aussi certains sous-ensembles (fuselages, voilures, etc.). Cette deuxième catégorie, qui aurait pu directement toucher la ligne d’assemblage final (FAL) américaine d’Airbus à Mobile (Alabama), est donc abandonnée, au grand soulagement de l’avionneur européen.
Reste à savoir si une telle enquête, ainsi que la possible autorisation par l’OMC, d’ici quelques mois, de taxes européennes sur les produits américains, en compensation des aides fédérales et locales versées à Boeing pour les programmes 787 et 777X, sont de nature à pousser Américains et Européens autour de la table des négociations ou à attiser la guerre commerciale qui couve.