Lors de la rencontre organisée fin 2018 par l’Association des Journalistes Professionnels de l’Aéronautique et de l’Espace (AJPAE) autour de la thématique de l’intelligence artificielle (IA), Virginie Wiels, directrice du département traitement de l’information et systèmes de l’Onera et Marko Erman, directeur technique de Thales, ont présenté les deux formes d’IA ainsi que les nombreuses avancées qu’elles offrent dans les domaines de l’aéronautique, de la défense et du spatial.
En des termes didactiques, Virginie Wiels ouvre la discussion : « pour faire simple, nous disons souvent que l’IA est le fait de programmer des ordinateurs pour assurer des fonctions qui n’étaient jusque-là réalisées que par le cerveau humain. Ce n’est pas quelque chose de nouveau, c’est aussi ancien que l’informatique. Nous pouvons distinguer deux familles : l’IA symbolique et l’IA empirique, des noms qui symbolisent les deux façons que l’humain à d’apprendre. »
IA symbolique
La chercheuse poursuit son explication : « Dans le premier cas, nous possédons un certain nombre de connaissances et nous avons des règles, par exemple un théorème, qui permettent d’en déduire de nouvelles. Le travail consiste alors à déterminer comment automatiser ce processus avec des ordinateurs, en stockant des connaissances et en programmant des règles. Nous automatisons ainsi du raisonnement et cela à des applications dans de nombreux domaines. »
Pour illustrer une des applications possible de cette IA symbolique, Virginie Wiels prend l’exemple des satellites d’observation, comme Pléiades, opérés depuis le sol : « L’opérateur décide d’aller tel endroit avec telle précision et met en place les actions nécessaires en tenant compte des contraintes comme l’énergie restante du satellite, la visibilité, la météo, etc. A l’Onera, nous travaillons à automatiser cette planification d’actions pour la prochaine génération de satellites. En indiquant juste au système ce que l’on veut observer, à quel moment et avec quelle précision, l’ordinateur va déduire lui-même toute la liste d’actions nécessaires à effectuer. »
IA empirique
La deuxième famille d’IA est celle basée sur l’apprentissage, avec notamment l’apprentissage profond, plus connu sous terme anglais « deep learning ». « C’est celle dont nous entendons beaucoup parler en ce moment, continue Virginie Wiels. Elle se base sur une autre façon qu’ont les humains d’apprendre, qui consiste à répéter une information à un enfant jusqu’à ce qu’il la retienne. »
Elle illustre ainsi cette méthode : « nous allons montrer une image de chien à un enfant et lui dire qu’il s’agit d’un chien, nous allons le lui répéter lorsque nous en croiserons un dans la vraie vie, jusqu’à ce qu’il capable de déduire lui-même qu’il s’agit d’un chien. Par contre, il ne va pas forcément savoir le décrire ou dire pourquoi c’est un chien. »
La technique d’apprentissage de l’IA est exactement la même. Dans le cas d’un logiciel de traitement d’images, utilisé par exemple pour le traitement des données récupérées par satellite, il va falloir commencer par donner une base d’apprentissage à l’ordinateur, avec un grand nombre d’exemples. Virginie poursuit son explication : « nous allons lui indiquer la présence d’un élément particulier – pas un chien en l’occurrence – jusqu’à ce qu’il soit capable de le détecter et de le situer par lui-même sur une image qu’il n’a jamais vue. »
Cette méthode offre de grandes possibilités mais pose des problèmes difficiles à résoudre, à commencer par l’explicabilité , note Virginie Wiels : « Il existe une très large famille de techniques d’apprentissage, mais nous aurons le même problème qu’avec les enfants : l’algorithme ne sera pas capable de d’expliquer comment il fait pour détecter l’élément particulier en question. » C’est aussi la cas pour la certification des résultats obtenus.
Une croissance exponentielle
Ces deux méthodes existent depuis longtemps mais elles ont beaucoup progressé récemment pour deux raisons : l’augmentation de la puissance de calcul (dans les deux cas) et la présence d’un très grand nombre de données dans notre monde de plus en plus numérisé (pour le second uniquement). Cette explosion du nombre de données, qui se chiffrent en plusieurs téraoctets par jours pour les seuls satellites sur lesquels travaille l’Onera, dépasse les capacités de traitement humaines et oblige à avoir recours à du traitement automatique.
L’Onera travaille ainsi sur l’IA depuis plusieurs dizaines d’années. Outre le traitement d’images dans les domaines de la défense et de l’espace, l’Office poursuit ses efforts dans le secteur aéronautique où elle développe la perception embarquée, avec de la navigation basée sur la vision. Elle espère ainsi réaliser des avancées dans le domaine des vols plus autonomes pour les drones ou, à plus long terme, pour les avions. La maintenance, génératrice de nombreuses données, est aussi au centre de ses recherches, pour optimiser les opérations et aller vers du prédictif.
Parmi tous ces travaux, l’Onera a notamment pris par au projet européen Inachus, au sein d’un consortium d’une vingtaine de partenaires, consacré à la recherche et au sauvetage (SAR) en milieu urbain. Elle s’est consacrée pour sa part sur la perception d’informations tridimensionnelles, avec l’acquisition de données spatiales grâce à un lidar monté sur un drone à voilure tournante et la mise au point de techniques de reconnaissance par deep learning.
En interne, l’Office a aussi lancé le projet Delta (DEep Learning for aerospace applications) en mars 2017, avec la mise en place d’une plateforme de programmes open source à destinations de ses équipes afin de faciliter l’assimilation des techniques d’IA. Il réunit ainsi pour quatre ans cinq de ses départements avec « pour objectif d’étendre le champ d’utilisation des technologies d’apprentissage automatique à différents domaines de la recherche aérospatiale », tels que la mécanique des fluides, la mécanique des matériaux, l’électromagnétisme, l’optique et la robotique.
Thales va consacrer ses deuxièmes Medias Days à l’IA, le 24 janvier à Montréal. © Thales
Applications industrielles
De son côté, Thales vient de prendre la direction du projet AI4EU (Artificial Intelligence for European Union), lancé début janvier par la Commission européenne, afin de bâtir une première plateforme d’IA à la demande en Europe. Ce projet, financé à hauteur de 20 millions d’euros sur les trois prochaines années, regroupe un consortium de 79 partenaires (grands groupes, PME, universités et instituts de recherche) issus de 21 Etats membres, sous la conduite de l’industriel français.
En propre, Thales travaille notamment avec plusieurs compagnies aériennes autour du multimédia à bord (IFEC). « L’avion est un endroit unique où nous connaissons qui regarde la télé, explique Marko Erman. Et ces dispositifs enregistrent toutes les interactions du passager avec l’écran, et génèrent des données qui peuvent être ensuite utilisées pour toutes sortes de fonctionnalités. Nous avons développé des prototypes avec ces compagnies pour qu’elles puissent ensuite proposer de nouveaux services à leurs clients. » Il mentionne aussi l’utilisation du couplage entre les mégadonnées et l’IA pour de la maintenance prédictive des systèmes.
Dans la défense, Marko Erman estime que le travail est un peu plus compliqué du fait de l’accès aux données. Il explique néanmoins que Thales travaille sur le mariage de l’IA symbolique et empirique afin de développer une maintenance non seulement prédictive, mais aussi explicable : « Cela signifie que nous allons pouvoir détecter une faiblesse sur un équipement, mais aussi déterminer quelle est la cause-racine de cette faiblesse. Nous sommes en train d’hybrider les IA pour développer notre connaissance. »
De même, le directeur technique cite le travail autour de l’optimisation des vols avec les trajectoires 4D, qui sont basées sur la prédiction de l’heure d’arrivée à chaque point de passage du plan de vol. Cela passe par l’utilisation des données de vol classiques et leur fusion avec des informations venues du sol, comme la météo, les vents, etc. Selon une preuve de concept, l’IA serait ainsi capable de diminuer l’incertitude d’un facteur trois.
Enfin, Marko Erman évoque l’utilité de l’IA pour la surveillance de l’espace aérien, avec des radars apprenants, ou encore la gestion de l’explosion du trafic de drones, qui devra être un jour régulé (UTM).
Compétition nationale et action nationale
Le sujet de l’IA devrait continuer à s’amplifier dans les prochaines années. « L’IA est un sujet brûlant auquel aucun pays ne peut échapper, affirme ainsi Marko Erman. C’est aussi une compétition pour les talents. Un groupe comme Thales se positionne donc sur plusieurs écosystèmes, notamment en France – où l’écosystème est très performant – avec 70 % de nos effectifs dédiés à l’IA et au Canada. En termes de recherche, nous avons des effectifs équivalents à un certain nombre de GAFA. L’IA est une chance pour la France, car nous ne sommes pas derrière les autres pays. »
A ce sujet, Virginie Wiels salue l’initiative prise par l’État en la matière : « Le gouvernement français a décidé d’investir sur le sujet, et je pense que c’est important de le faire pour rester dans la course mondiale. Il y a eu d’abord un état des lieux avec le rapport de Cédric Villani en mars 2018, puis un appel à propositions pour créer des instituts interdisciplinaires sur l’IA regroupant des laboratoires et des industriels. Les projets ont été soumis en septembre 2018 et quatre ont été retenues : Paris, Grenoble, Nice et Toulouse. L’Onera participe à la proposition toulousaine, qui est ciblée sur la mobilité aéronautique et automobile, la santé et l’environnement. » Une deuxième étape de soumission des projets est prévue ce mois-ci.