Président exécutif d’ATR depuis bientôt un an, Christian Scherer est venu à la rencontre de la presse dans le cadre de l’Association des journalistes professionnels de l’aéronautique et de l’espace (AJPAE). Il fait le point sur l’année en cours et sur ces ambitions pour le constructeur franco-italien, s’inscrivant parfois dans la continuité mais aussi dans la rupture avec ses prédécesseurs.
Quels sont vos objectifs de livraisons pour cette année ?
Nous voulons aujourd’hui stabiliser notre production autour de 80 avions par an. C’est un niveau historiquement haut. Cela représente environ 75 % du marché mondial pour les turbopropulseurs. Livrer 80 appareils est bon pour nous. Au-delà, ce sera du bonus.
Pour l’objectif de 90 à 100 livraisons, il y a eu un peu d’emballement sur les commandes avec les loueurs. C’est un problème de marché, pas industriel. Avec à peine d’investissement, nous pouvons atteindre 90 ou 100 appareils livrés par an, mais nous devons préserver notre backlog (réserve de commandes).
Après une montée en cadence rapide avec quelques problèmes industriels, nous avons fiabilisé notre outil et réorganisé nos moyens. Nous avons installé la procédure d’acceptation pour les grands tronçons, non à plus à Toulouse, mais directement dans les usines de nos sous-traitants. Cela a évité la livraison d’éléments non finis ou avec des défauts. Nous avons pu ainsi diviser par deux les temps d’assemblage à Toulouse. Les cycles sont de dix semaines aujourd’hui , alors que nous étions au creux de la vague il y a encore un an.
Quand les choses seront entièrement stabilisées, nous aurons environ trois ans de production devant nous. Le calendrier de 2018 commence à être solide. Il reste quelques trous en 2019, mais ça se remplit.
Après une année compliquée, avec seulement 36 commandes en 2016, quelle est la tendance pour les prochaines années ?
ATR est leader sur son marché avec un produit contemporain sur lequel nous avons maintenu notre compétitivité et notre niveau d’innovation. Notre positionnement est solide et nous ne sommes pas inquiets. Mais il y a eu un étiolement des ventes ces dernières années et il était urgent de renverser la tendance, et nous avons réussi.
Dans les prochaines années, les ventes vont monter et descendre, nous ne savons pas encore. L’important est d’avoir la volonté d’augmenter la productivité de notre outil industriel. Ce serait extrêmement traumatisant de devoir le réduire. Nous devons maintenir un « book-to-bill ratio » (rapport entre les commandes et les livraisons) égal ou supérieur à un.
Pour cela, nous nous appuyons sur la conquête de nouveaux marchés. Nous avions l’ambition de replanter le drapeau ATR dans les trois plus gros marchés mondiaux où nous étions absents : l’Inde, la Chine et les Etats-Unis. Nous y avons « scoré » au cours des six derniers mois.
Nous avons gagné une première bataille en Inde (IndiGo a commandé 50 ATR en mai), nous nous sommes introduits en Chine (deux lettres d’intentions ont été signées au salon du Bourget 2017 pour un total de treize appareils), nous avons réalisé une première percée en Afrique (vente de deux appareils à Air Sénégal) et effectué notre retour aux Etats-Unis où il y a eu aussi un véritable effort commercial avec notre équipe de vente à Miami (un accord pour 20 appareils fermes et jusqu’à 30 en options a été passé avec Silver Airways pour du transport régional dans le sud du pays). Ce sont des succès encourageants.
Nous espérons aussi un développement du marché du cargo, encore embryonnaire, avec des avions neufs ou d’occasion.
Où en est l’introduction des ATR -600 sur le marché chinois ?
L’ATR -600 n’est pas encore certifié en Chine, même s’il y a peu de différence avec le -500. Nous sommes otages des négociations entre la CAAC (Administration de l’aviation civile de Chine) et la Commission européenne pour la reconnaissance mutuelle de certification (accord BASA) avec l’Easa (Agence européenne de la sécurité aérienne). Les Chinois prennent les certifications en otage pour être sûr d’avoir toute l’attention des Européens et des Américains. J’ai bon espoir que les négociations aboutissent à un premier accord qui mènerait éventuellement à une reconnaissance mutuelle.
La Chine a un énorme potentiel avec 300 à 400 livraisons d’avions régionaux neufs sur les dix prochaines années. Et je pense que ce sera bien plus. Il y a d’importants besoins et les autorités ont reconnu la nécessité de développer l’aviation régionale. Les clients privés vont nous aider à frapper à la porte de Pékin.
Depuis plusieurs années, les autorités chinoises n’homologuent plus de compagnies régionales pour éviter une explosion du marché. Les transporteurs régionaux ne sont donc pas des compagnies aériennes classiques, mais font du taxi aérien avec une licence d’aviation générale. C’est un jeu de dupe. Comme les avions sont limités à trente sièges, nous avons configuré les ATR 42-600 avec trente places. Nous misons sur la pression économique pour faire sauter cette limite.
Où en êtes-vous en Afrique ? En Iran ?
L’Afrique représente peu de volume et beaucoup de diversité entre les pays. Nous devons cibler ceux au plus fort potentiel. Il y a peut-être eu un petit manque d’attention, mais quelques initiatives commencent à porter leurs fruits. Le premier avion doit être livré d’ici un mois à Air Sénégal pour sa renaissance.
Pour l’Iran, nous sommes en phase de livraison des appareils cinq et six et nous espérons les sept et huit d’ici la fin de l’année. Les banques sont réticentes pour les financements en Iran. Les Iraniens payent donc cash. Nous avons obtenu des licences complètes d’exportation pour les ventes, les livraisons et le soutien avec les pièces détachées. Nous surveillons l’évolution des licences comme le lait sur le feu, mais le fait que Boeing est un gros contrat avec Iranair est rassurant.
Comme la plupart des acteurs de l’aéronautique, vous insistez sur le développement des services. Comment cela se manifeste-t-il chez vous ?
Notre chiffre d’affaires devrait rester à peu près équivalent à celui de l’an dernier entre 1,8 et 2 Md$. Sur ce total, les services représentent 350 M$. Nous avons peut-être progressé plus tôt et plus vite dans ce domaine que les autres constructeurs. Notre part de marché sur le soutien est plus importante que celles de nos concurrents. Nous progressons, car beaucoup de clients souhaitent rétablir une relation directe avec le constructeur. Il s’agit d’une relation premium, même si nous faisons beaucoup appel à la sous-traitance.
Le service après-vente n’est pas de nature commerciale, mais un soutien opérationnel. Nous avons l’obsession de répondre aux AOG le plus vite possible quels que soient les coûts. Cela fait partie du prix de vente de l’avion. L’aspect commercial porte sur la maintenance, le training, la réécriture de la documentation. Nous ne le faisons que si c’est rentable.
La formation progresse bien. L’augmentation de la flotte a accru le besoin de pilotes. Le développement des infrastructures doit rattraper son retard. Nous avons ainsi investi dans l’installation de deux simulateurs cette année.
Nous avons mis plus de personnels pour vendre nos GMA (Global Maintenance Agreement). Plus il y a de centres de MRO agréés, plus l’écosystème est fort. Surtout, l’accroissement du marché GMA est un moyen de baisser nos coûts, avec l’amortissement des stocks de pièces lissé sur plus de clients par exemple.
Nous faisons beaucoup appel à la sous-traitance, car la part des coûts de main-d’oeuvre est importante avec une forte concurrence. En Europe de l’Ouest, nous avons la compétence, mais pas la compétitivité. Nous voulons aussi des centres locaux.
Nous nous sommes aussi installés sur l’autre aéroport de Toulouse, à Francazal, pour nos essais en vol et pour du rétrofit. Nous avons un centre d’amélioration et de remise à niveau des avions pour l’avionique et la cabine. Il y a aussi un peu de maintenance pure.
Réfléchissez-vous toujours à un ATRneo ?
Oui, nous réfléchissons à un ATRneo, mais il n’y a pas de projets en gestation avancée. Leonardo travaille au pré-développement de nouveaux produits turbopropulseurs plus grand que l’ATR 72, mais il ne s’agit que de concepts. Ils étudient avec nous trois possibilités : une version optimisée de type neo, un nouvel avion avec des technologies existantes, ou un avion avec des technologies de rupture. Nous n’avons pas encore de religion en la matière et nous regardons les trois. Si nous développons un nouvel avion, les règles de certification sont aussi beaucoup plus exigeantes aujourd’hui que pour les avions d’ancienne génération.
La configuration de l’ATR 72-600 peut aller jusqu’à 78 sièges. Si nous faisons un nouvel avion, il sera vraisemblablement plus grand. Ajouter des sièges est le meilleur moyen d’améliorer la productivité de cette machine-outil.
Nous sommes la référence. Tant que le positionnement d’ATR n’est pas connu, je pense que personne n’investira 3 Md$ dans un nouvel avion. Le marché est trop petit pour justifier plus de deux concurrents, alors que l’un d’entre eux est déjà dans les cordes. Ce serait suicidaire pour un troisième concurrent. Il me suffirait de jouer sur les prix pour le tuer. Seuls les Chinois tentent avec le MA700, mais il ne se vendra que sur le marché domestique à grands coups de subventions. Ce n’est pas un avion mature et il n’y a donc pas de crainte.
Allez-vous continuer de faire évoluer votre appareil actuel ?
Bravo à mes prédécesseurs, particulièrement à Filippo Bagnato (président d’ATR de 2004 à 2007 et de 2010 à 2014) qui a lancé la série -600. Sa cabine est devenue une référence dans le marché régional. La signature sonore interne se compare avantageusement avec celles de jets et l’externe est bien plus faible. Nous avons aussi un cockpit « tout écran » parfaitement moderne qui permet d’aller partout sans contraintes de navigation. C’est presque un handicap, car il facilite la transition des pilotes vers Airbus, qui va un peu trop vite à mon goût.
Nous avons lancé l’ATR 42-600S (version à décollage et atterrissage courts – STOL), mais nous n’avons pas encore de client de lancement. Il y a un intérêt du marché, limité par un problème de coûts de développement. Je ne suis pas satisfait du tout de ces coûts prohibitifs. Nous n’avons pas trouvé l’équation entre coûts de développement et prix de vente.
Nous allons continuer à faire des améliorations. Le moteur actuel peut être amélioré sans être changé. Pratt & Whitney Canada profite un peu de sa situation monopolistique. Dès que je peux, je change ça, quitte à changer de moteur malgré le professionnalisme de Pratt & Whitney Canada. C’est plus facile à dire qu’à faire, mais nous voulons qu’ils contribuent aux ventes et partagent la pression commerciale. Aujourd’hui, il n’y a pas de renégociation des accords industriels malgré la hausse des volumes.
Nous nous engouffrerons dans la première brèche pour affaiblir la position monopolistique de certains de nos fournisseurs. Nous avons déjà décidé de changer de fournisseur du système d’air à bord. Avec la consolidation du marché des fournisseurs, nous allons devoir incorporer les gros acteurs comme actionnaires des futurs programmes. Nous pouvons aussi nous reverticaliser pour contrer leurs monopoles. C’est la réflexion menée par Airbus.
Vous avez déclaré dans une précédente interview souhaiter plus d’internationalisation. Qu’est-ce que cela signifie ?
Patrick de Castelbajac (président d’ATR de 2014 à 2016) a entamé la modernisation et la réorganisation d’ATR. Il faut arriver à plus d’internationalisation. S’internationaliser ? Cela signifie être plus réactif auprès de nos clients. Nous avons plus de 200 clients dans 100 pays alors que près de 90 % de notre salariat est français. C’est l’un des problèmes de Boeing, qui est très américanisé et qui en souffre à mon avis. Nous ne voulons pas de quotas, mais nous devons mieux communiquer avec nos clients, découvrir de nouvelles méthodes, ouvrir nos esprits.
ATR est français et toulousain, implanté dans Airbus City. Nous voulons y attirer les meilleurs talents de l’aviation régionale, commerciaux comme techniques. Nous n’installerons pas de chaînes d’assemblage à l’international, mais nous voulons nous rapprocher des clients pour les services, la formation et surtout le commercial. Nous avons ouvert un bureau au Japon et envoyé un représentant en Inde et nous y avons remporté des succès commerciaux rapidement. Nous n’allons pas ouvrir des bureaux partout, mais nous regardons. La taille de l’entreprise va rester dans le même ordre de grandeur avec 1 300 à 1 400 personnes.
Le marché change, la clientèle évolue. L’Inde, par exemple, opère une politique de désenclavement avec le projet Regional Connectivity Scheme (RCS) et l’ouverture de routes régionales. Ce sont des entreprises privées comme IndiGo – l’une des compagnies aériennes les plus professionnelles qui soient aujourd’hui – qui mènent ce genre de projets. Aux Etats-Unis, Silver est un fonds d’investissement avec une pure analyse financière.
Ce sont des clients très différents des transporteurs régionaux classiques, au profil parfois étatique. Le dialogue légal et financier avec eux est très éloigné du romantisme de l’aviation régionale. Vous devez mettre des loups en face d’eux, qui maîtrisent la langue et qui ont une compétence financière plus que technique.
Cela passe-t-il par le changement de statut ?
Avec le GIE actuel, je retrouve un peu les limites qu’il y avait chez Airbus lorsque c’était également un GIE. Avant de penser à un nouveau programme ambitieux, nous devons avoir la structure juridique pour pouvoir attirer de nouveaux investisseurs. Nous avons relancé une étude, en accord avec nos actionnaires, sur la transformation d’ATR en société anonyme. La décision n’est pas encore prise. L’une des limites est le partage fiscal entre la France et l’Italie.