Alors que la conception des avions a atteint une certaine maturité et que les différences technologiques entre les avionneurs ne se font plus qu’à la marge, la maîtrise de l’écoulement laminaire naturel pourrait presque faire figure de « game changer » dans le monde de l’aviation commerciale. C’est du moins ce que tentent de savoir Airbus et ses vingt partenaires à travers le projet BLADE (Breakthrough Laminar Aircraft Demonstrator in Europe), qui s’inscrit dans le cadre du programme de recherche européen CleanSky. Pour cela, deux extensions d’aile à profil laminaire ont été installées sur le prototype de l’A340, afin de tester la viabilité technologique et industrielle d’une telle solution. L’appareil a fait son rollout le 1er septembre, à Tarbes, et doit s’envoler pour la première fois dans le courant du mois de septembre.
Des gains potentiels significatifs
« La prochaine grande étape est le travail sur la friction, affirme Axel Flaig, vice-président principal Recherche et technologie d’Airbus Avions commerciaux. Elle peut être réduite de 50 %, voire plus. » Réduire la friction, notamment au niveau des ailes ou de la dérive, reviendrait à réduire la trainée induite par l’avion et donc potentiellement sa consommation de carburant. Daniel Kierbel, chef du projet BLADE, prend l’exemple type d’un appareil moyen-courrier volant en croisière à 31 000 ft (9 500 m) d’altitude et à une vitesse de Mach 0,75. Si celui-ci arrive à maintenir un écoulement laminaire naturel sur au moins 50 % de la corde de ses ailes, il peut envisager des économies de carburant de l’ordre de 5 % pour un vol de 800 NM (1 500 km).
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En l’absence de véritable rupture technologique, et alors que le nombre de solutions pour améliorer l’efficacité énergétique des avions commencent à s’amenuiser, il s’agirait d’un gain non négligeable. Et ce, qu’il s’agisse de réduire l’impact environnemental de l’aviation ou de conquérir des parts de marché. BLADE a donc pour objectif dans un premier temps d’évaluer précisément quels sont les gains possibles, puis, s’ils sont significatifs, d’identifier des solutions industrialisables. Car si le jeu en vaut la chandelle, les règles de celui-ci s’avèrent relativement compliqués.
Pour obtenir un écoulement laminaire naturel, il faut obtenir une couche limite – zone créée par l’interaction de l’air sur l’aile – avec un écoulement rectiligne de l’air sur l’aile sans perturbations. En fonction du profil de l’aile ou de la viscosité de sa surface, cette couche limite tend à se décoller et créer des perturbations dans le flux d’air. Celui-ci devient turbulent et engendre de la trainée. L’objectif d’Airbus n’est pas d’avoir un écoulement laminaire sur l’intégralité de la corde de l’aile, mais de repousser au maximum vers le bord de fuite la zone de transition entre l’écoulement laminaire et turbulent. Ce qui est suffisant pour réduire significativement la traînée.
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Déterminer la robustesse de la laminarité
Pour réussir cette performance, il faut concevoir une aile à profil laminaire. Elle se caractérise par un bord d’attaque plus effilé qu’une aile classique à écoulement turbulent, mais avec un maître-couple plus épais et plus proche du bord de fuite. Il faut également arriver à ce qu’aucun élément interne ou externe ne vienne perturber le flux d’air : rivets, attaches, jointures, déformation, mais aussi saleté, insectes, pluie, vibrations acoustiques, etc. Le moindre moustique sur l’aile peut ainsi venir casser la laminarité.
L’objectif sera « d’observer comment les imperfections impactent la laminarité et estimer sa tolérance », explique Daniel Kierbel. A partir de là, ses équipes pourront identifier des pistes pour la préserver dans des conditions opérationnelles. Des déformations et des saletés, facteurs de turbulences, seront ainsi volontairement appliquées pour étudier le phénomène. De même, l’avion ira traversera certains nuages pour chercher des cristaux de glace et observer leur impact.
Pour préserver cette laminarité, une des expériences consistera à monter un volet Krüger de 2 m au niveau du bord d’attaque – fabriqué par le Belge Asco – pour voir s’il est à même de protéger suffisamment l’aile des insectes ou des saletés. Elle pourrait ouvrir la voie à un dispositif rétractable en vol – avec toutes les contraintes que cela pose.
En attendant, les équipes d’essais en vol utiliseront un système de papier microventousé sur le bord d’attaque pour préserver l’aile de toute contamination pendant le décollage. Une fois en l’air, le papier sera déchiré par un mécanisme et arraché par la vitesse de l’air sur les ailes. Cela reste néanmoins un dispositif d’essais et non une solution opérationnelle. D’autres systèmes pourront être testés.
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Deux concepts pour une voilure
Pour les extensions d’ailes à écoulement laminaire naturel (uniquement sur l’extrados), deux concepts différents ont été retenus. Si leur profil et, à priori, leurs performances sont identiques, c’est leur procédé de fabrication qui varie. L’aile gauche, conçue par le Suédois Saab, présente un extrados composé d’un panneau unique en polymère à renfort fibre de carbone (CFRP) – sans rivets et avec des lisses et des semelles de longeron intégrées – sur 50 % de sa corde. Elle devrait ainsi s’approcher au maximum de ce qu’on peut attendre d’une aile à profil laminaire et servir d’étalon pour établir un standard industriel. Si son aspect monobloc est un atout en termes de performance, il est un handicap pour la production et surtout en opérations : comment résorber une déformation qui compromettrait la laminarité sans démonter l’ensemble du panneau ?
La seconde, placée à droite, a été faite par le Britannique GKN Aerospace. Elle repose sur une méthode de fabrication plus classique avec des panneaux métalliques. Sa spécificité porte sur l’application d’un joint afin de gommer toutes les variations créatrices de turbulences. Plus rudimentaire, cette architecture est plus facilement industrialisable et soutenable. Si ces performances sont à la hauteur, elle pourrait accélérer l’apparition d’ailes à profil laminaire dans l’aviation commerciale. Le revêtement des ailes reste une peinture avion classique, mais dont la chaîne de tolérance a été largement rehaussée.
Un arbitrage à faire sur la vitesse
Comme beaucoup de choix technologiques, l’aile à profil laminaire impose aussi des contraintes. La plus marquante concerne la vitesse. La laminarité naturelle n’autorise que des voilures à flèche réduite, inférieure à 30°. Au-delà, les turbulences induites la compromettent. Le bord d’attaque des deux extensions d’ailes affiche ainsi un angle de 20° par rapport au fuselage contre 40° pour la voilure classique de l’A340. D’où une détérioration de la vitesse. Il faut donc faire des compromis entre célérité et laminarité.
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De ce fait, le projet se concentre sur un concept destiné à un avion moyen-courrier où la vitesse est un facteur moins déterminant. Par la suite, d’autres solutions comme l’écoulement laminaire hybride – renforcement de la couche limite laminaire grâce à des dispositifs tels qu’une aile microperforée – pourront peut-être remédier à ce problème.
Malgré cet objectif d’une application sur moyen-courrier, c’est le prototype de l’A340 (MSN001), un long-courrier, qui a été retenu pour ces essais. Il présentait l’avantage d’être disponible, mais aussi de disposer d’une séparation naturelle entre les nervures 27 et 28 de son aile. Cela a largement facilité l’ablation du tiers extérieur de la voilure et son remplacement par les extensions à profil laminaire. Airbus a choisi de ne pas modifier toute la voilure pour de raison de coûts comme de sécurité, en cas de problème sur l’extension d’aile.
Les extensions sont reliées à la voilure classique par un carénage conçu par le Roumain Romaero et le Français Dassault Aviation. Il servira à séparer le flux d’air turbulent du flux laminaire, mais aussi à abriter des moyens d’observations pour les essais. Des pods en bouts d’ailes, produits par Romaero et l’Espagnol Aernnova, ont également été installés à cet effet.
Une instrumentation des moyens d’essais déterminante
Un des grands enjeux de l’expérience sera de pouvoir disposer de résultats significatifs. Les équipes du projet BLADE – notamment l’Onera et le DLR, les centres français et allemand de recherche aéronautique et spatiale – ont donc sorti les grands moyens pour observer le comportement du flux d’air et de la voilure. Un carénage placé en haut de la dérive accueille trois caméras HD à infrarouges, avec une résolution de 6 mm par pixel, pour observer les variations de température sur les ailes et ainsi distinguer l’écoulement laminaire, la zone de transition et l’écoulement turbulent (cinq à dix fois plus chaud).
Cette observation thermique pose néanmoins une contrainte : l’avion doit idéalement voler avec une exposition optimale au soleil pour obtenir les meilleurs résultats possible. Cela limite les vols à une fenêtre de quatre ou cinq heures pendant laquelle le soleil est à son zénith. La durée de cette fenêtre se réduisant avec l’approche de l’hiver, les vols d’essais seront suspendus pendant quelques mois.
En sus, 31 caméras optiques HD à très haute vitesse sont réparties entre les pods en bouts d’ailes, les carénages en milieu de voilure et l’intérieur de la cabine afin d’observer le comportement de la voilure. Un certain nombre d’entre elles sont dédiées à la réflectométrie optique. Cette technique permet d’observer la déformation d’une surface (ici celle l’aile laminaire) en y reflétant une image précise et analysant les perturbations de ce reflet. Elle permet de détecter toute variation avec une précision de 20 μm.
Des capteurs de pression sont également installés dans la voilure, l’objectif étant bien sûr de ne pas compromettre la laminarité avec des éléments externes. Plus original, des hauts parleurs ont été installés dans les carénages pour observer le comportement de la couche limite laminaire lorsqu’elle est soumise à des vibrations acoustiques. Reste à savoir qui choisira la musique. En tout, les paramètres de pas moins de 2 000 capteurs seront observés, dont une partie pourra être transmise en direct au sol. Chaque vol représentera ainsi 4 Tb de données, dont 75 % pour la seule réflectométrie.
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Deux phases d’essais en vol
Les essais en vol se dérouleront principalement depuis Toulouse. Ils pourront être ponctuellement délocalisés, peut-être à Istres, pour des raisons d’espace disponible ou de recherche de conditions particulières. En tout, environ 150 heures de vol sont prévues, avec des sorties de 4 à 5 heures en moyenne. L’équipage se composera de deux pilotes et de deux à trois ingénieurs d’essais en vol. Les premiers vols, qui se tiendront en 2017, permettront de déterminer l’enveloppe de vol de l’A340 modifié et de commencer à observer le comportement des extensions d’ailes. Les essais basculeront ensuite pleinement sur l’étude de la laminarité, lors de la seconde phase en 2018.
Si ces essais sont concluants, une autre campagne d’essais peut être envisagée dès 2019. L’idéal à plus long terme serait d’atteindre une aile avec un écoulement laminaire sur 60 % de la corde au niveau de l’extrados – au-delà, on franchit le maître-couple, le gradient de pression s’inverse et devient défavorable – et 30 % pour l’intrados. Si les résultats sont concluants, on peut imaginer un avionneur lancer une solution industrielle pour un nouveau modèle d’avion à l’horizon 2030.