Le transport aérien full-service en Inde est un secteur sinistré. Ses deux principaux acteurs, Air India et Jet Airways, cumulent neuf milliards de dollars de dettes. Les deux compagnies sont à la recherche d’investisseurs mais les candidats ne se bousculent pas au portillon. Si Air India est encore soutenue par le gouvernement puisque sa privatisation a échoué, Jet Airways vient de vivre une lente agonie de quatre mois qui s’est achevée le 17 avril avec la suspension de ses vols. Ses créanciers cherchent désormais des partenaires stratégiques, dont le soutien, notamment financier, leur permettrait de remettre la compagnie en marche et d’espérer récupérer leur mise.
Pour le moment, un redécollage semble très hypothétique. L’appel d’offres du consortium de créanciers mené par la State Bank of India (SBI) s’est clôturé le 10 mai avec une seule offre de reprise, soumise par Etihad et soumise à conditions, ainsi que deux autres offres non contraignantes et non sollicitées, qui sont désormais à l’étude. En ce qui concerne Etihad, elle n’a plus les poches aussi pleines qu’avant et n’accepte de réinvestir dans sa partenaire indienne que si elle n’est pas seule, son offre étant très loin de couvrir les liquidités nécessaires au redémarrage des opérations et au règlement des dettes (qui atteignent 1,2 milliard de dollars rien qu’envers les banques). Sachant que Jet Airways et Etihad sont sous le coup d’enquêtes en Inde, portant notamment sur l’accord qu’elles ont conclu pour qu’Etihad acquière une participation dans le programme de fidélisation Jet Privilege, et que les appareils des lessors sont peu à peu récupérés par leur propriétaire et redistribués (notamment aux low-cost indiennes), l’avenir est sombre.
Si la recherche d’un repreneur trouve malgré tout une fin heureuse, Jet Airways n’aura pas d’autre choix que d’aller beaucoup plus loin dans sa transformation que ce qui était prévu dans son plan de restructuration initial. Ses mésaventures et les 7,8 milliards de dettes d’Air India tendent à montrer que les compagnies traditionnelles n’ont peut-être plus leur place dans le ciel indien si elles ne se réforment pas en profondeur.
Le marché intérieur acquis aux compagnies low-cost
Le transport aérien est une industrie qui s’est réveillée tard en Inde et a longtemps été dominée par Indian Airlines (sur le domestique) et Air India (sur l’international). Jet Airways est venue bousculer les rangs en 1993 avec un succès certain – elle était encore l’année dernière la deuxième plus grande compagnie aérienne indienne en termes de parts de marché. Mais les prix des billets restaient alors élevés et le transport aérien un outil réservé aux plus fortunés. Le phénomène low-cost a doucement débuté en 2003 avec la naissance d’Air Deccan – qui a été reprise par Kingfisher en 2008, avant que la compagnie, full service elle aussi, fasse faillite en 2012 – puis a explosé autour des années 2010 après les naissances successives de SpiceJet, GoAir et IndiGo en 2005-2006.
Selon Binit Somaia, directeur de CAPA pour la région Asie du Sud, leur entrée sur le marché a coïncidé avec une forte hausse de la demande occasionnée par un changement de génération (avec une population plus consumériste et avide de voyages) et l’émergence d’une classe moyenne. Malgré tout, la plupart des passagers indiens reste extrêmement sensible au prix, privilégiant les billets aux tarifs les plus bas. N’ayant souvent jamais voyagé sur une compagnie full-service (FSC) auparavant et les durées de vol étant relativement courtes, l’accès à des services supplémentaires ne s’impose pas nécessairement. Le réflexe est donc davantage de se tourner vers les low-cost et celles-ci font tout pour l’entretenir en misant sur une croissance rapide et de grands efforts en matière de ponctualité.
Si GoAir s’est montré prudente, IndiGo et SpiceJet ont grossi très vite. SpiceJet a d’ailleurs failli y succomber en 2017, frôlant la faillite notamment en raison des prix élevés du carburant, mais s’est redressée de façon spectaculaire en quelques mois. Rejointes par AirAsia India en 2014, les compagnies low-cost indiennes détiennent aujourd’hui une part de marché de 69% sur le secteur intérieur et représentent quasiment 100% de sa croissance (quelques points étant réalisés par la compagnie full-service Vistara). Elles exploitaient près de 360 avions fin 2018 (avec près de 700 autres en commande) et ont franchi pour la première fois le cap symbolique des 100 millions de passagers transportés, faisant de l’Inde le deuxième plus important marché low-cost au monde (derrière les Etats-Unis). IndiGo concentre à elle seule 43% de parts de marché et connaît une croissance spectaculaire depuis un an, intégrant un nouvel appareil presque chaque semaine.
Un écart de compétitivité impossible à combler
La loi indienne obligeant toutes les compagnies à offrir le transport d’un bagage, les écarts entre low-cost et FSC sont réduits. Les prix ont donc suivi la même tendance, Jet Airways et Air India proposant des tarifs similaires à ceux de leurs concurrentes à bas coûts. Seulement, elles-mêmes ne l’étaient pas – Binit Somaia souligne que leurs coûts étaient supérieurs de 50%. Il dresse également un bilan sans appel : durant l’année fiscale 2018, les compagnies low-cost ont enregistré entre 468 et 515 millions de dollars de bénéfices, quand les FSC ont perdu 900 millions de dollars.
Celles-ci se battent par ailleurs sur un autre front, le secteur international. Là, ce sont les lourdeurs administratives indiennes, une politique de taxation très élevée (notamment sur le carburant) et la dévaluation de la roupie qui jouent contre les compagnies indiennes, face à des concurrentes puissantes comme les compagnies du Golfe.
On comprend que la situation est difficilement tenable pour les FSC et que si le marché, intérieur comme international, reste sous-exploité, ce ne sont pas elles qui peuvent capter le potentiel extraordinaire de croissance avec leur structure lourde, héritée du passé. Libérée d’une concurrente, Vistara, elle, très jeune, plus agile et surtout soutenue par deux puissants groupes (Tata Sons et Singapore Airlines), est peut-être maintenant la seule à pouvoir tirer son épingle du jeu et maintenir le modèle full-service en vie.