Eric Trappier, PDG de Dassault Aviation, a reçu le Journal de l’Aviation dans ses locaux le 24 février dernier. L’occasion de revenir sur les problématiques et les enjeux liés aux drones du futur, qu’ils soient destinés aux missions ISR ou au combat.
Le programme de système de combat aérien du futur (SCAF) a été lancé en novembre 2014 dans le cadre d’une coopération franco-britannique. Où en est cette initiative aujourd’hui ?
Grâce au nEUROn et aux études technologiques qui ont été faites à partir des années 2000, nous avons pu arriver à l’idée, partagée entre les Britanniques et les Français, qu’il faudrait à présent envisager un futur programme. Nous sommes donc rentrés dans une étude de faisabilité il y a un an et quelques mois. Nous devons rendre notre copie à la fin de cette année. A l’issue de cette étude, nous pourrons passer à l’étape suivante qui sera de développer un démonstrateur un peu plus opérationnel permettant aux militaires d’étayer leur réflexion sur ce que devrait être un futur UCAV.
Ce qui est fondamental, en effet, c’est que les militaires se projettent dans le futur. Ce n’est pas facile pour eux en ce moment car ils sont engagés dans plusieurs opérations et ils doivent gérer l’urgence. Mais il faut quand même se projeter. Il faut réussir à faire abstraction d’une guerre qui se déroule actuellement au Sahel ou au Levant et réfléchir à ce que pourrait être une opération demain, à tel ou tel endroit, avec tels et tels moyens, compte-tenu des technologies qui sont en train de maturer.
Il faut préciser que le concept SCAF couvre l’ensemble du système aérien. Aujourd’hui, par exemple, un avion de combat fait de moins en moins de missions seul : il a besoin d’un ravitailleur, de liaisons de données, de GPS, d’informations satellitaires, de centres de commandement… C’est un système de systèmes qu’il faut structurer et dimensionner autour des vecteurs les plus complexes que sont les aéronefs de combat.
Comment capitaliser sur les retours d’expérience des programmes nEUROn et Taranis ? Quels sont les éventuels points communs des deux plateformes ?
Nous avons suivi chacun des voies un peu différentes. Les Britanniques ont leurs domaines d’excellence, nous avons les nôtres. Il n’est donc pas simple de comparer un nEUROn et un Taranis. Nous connaissons les résultats très confidentiels de ce que notre UCAV est capable de faire, c’est la DGA qui les détient. Elle peut évaluer les performances du Taranis, mais sans l’avoir fait passer dans ses centres d’essais. Le raisonnement inverse vaut pour les Britanniques vis-à-vis du nEUROn. Il est donc compliqué d’avoir une vraie comparaison d’efficacité. En tout cas, sur la base d’une expérience conduite chacun de notre côté, les Anglais et nous savons où sont les difficultés, où sont les challenges. Nous savons dire ce que nous sommes capables de faire, mais nous attendons à présent qu’on nous détaille un budget et un besoin opérationnel commun.
Quels sont les défis que vous percevez aujourd’hui dans le programme de drone MALE 2025 ?
Il faut constater qu’on a raté cette étape du MALE en Europe. Je le redis – je suis têtu et indépendant – au niveau industriel on a réfléchi pendant dix ans à un drone de surveillance pour la France, pour l’Europe, avec plusieurs partenaires et plusieurs équipes croisées. Mais à chaque fois les états-majors nous ont dit « bof, on n’en a pas besoin ». Puis du jour au lendemain, voilà qu’ils achètent des MALE sur étagère aux Etats-Unis. Ce qui n’est évidemment pas mon intérêt en tant que société française et européenne. Mais la page est tournée, il y avait un besoin immédiat, le gouvernement a acheté des Reaper, dont acte.
Ce qu’il faut poser comme question à présent c’est « à quoi et comment utiliserons-nous les drones de surveillance dans dix ans ? ». Ensuite, c’est aux industriels que nous sommes de constituer une équipe européenne pour passer à la réalisation. Mais c’est la décision des gouvernements de lancer ou pas le programme. Les gouvernements, trois d’entre eux, voire quatre, ont décidé de dire « il faut regarder ». Donc si les Etats disent « on y va », les industriels y vont aussi. Nous nous sommes organisés et sommes déjà prêts à faire les études de définition pour voir ce que pourrait être le MALE dans dix ans, sur la base de ce que les militaires nous auront spécifié. Il est donc urgent qu’ils nous précisent ce que sera le drone de surveillance en 2025. Est-ce que ce sera un drone qui opèrera loin de ses bases, est-ce qu’il pourra opérer de France, à quelle altitude, avec quelles liaisons de données pour quel type d’informations, est-ce qu’il sera armé…?
Comment analysez-vous la position de l’Union européenne aujourd’hui face à ces questions de coopération en matière de Défense ?
Le drone MALE 2025 représente une bonne opportunité pour l’Europe de la Défense, dont on ne voit quand même pas naître beaucoup de projets. Il faut certes améliorer la manière de coopérer, qui n’a pas toujours été parfaite dans le passé sur certains programmes qui ont laissé de mauvais souvenirs. Mais au-delà, il y a une grande différence entre les Etats-Unis et l’Europe : outre-atlantique, la Défense a toujours été considérée comme un poumon de l’économie nationale et tout investissement dans ce secteur est considéré comme bénéfique à l’ensemble de l’industrie.
En Europe, c’est différent ; mettre un euro dans la Défense, ça paraît toujours compliqué. Alors que ça crée de l’emploi dans le pays – en tout cas en France – et en général ça génère des contrats et des revenus à l’exportation. Les programmes militaires alimentent également les budgets de R&D des entreprises, ce qui permet de prévoir les technologies de demain. On l’a compris en France, mais pas dans le reste de l’Europe. Les trois quarts des pays continuent à acheter sur étagère des avions américains, voire à financer leur développement (cf. le F-35 de Lockheed Martin, NDLR).
Donc s’il pouvait y avoir un programme de drone MALE qui émerge en Europe, ce serait un signe d’espoir démontrant que le Vieux continent peut fabriquer et pas simplement utiliser des matériels OTAN. La croyance, malheureusement, c’est que si on est dans l’OTAN, on est obligé d’acheter américain. La France prouve le contraire. Pourquoi les pays européens ne donneraient-ils pas la préférence à des constructeurs européens ? Je pose la question et je plaide pour la préférence européenne. Les Etats-Unis n’ont pas peur de plaider pour la préférence américaine, dès lors qu’il s’agit de leur souveraineté, d’industries sensibles et stratégiques. En plus, je le redis, l’investissement dans la Défense est vertueux économiquement ; ça crée de l’emploi et ça tire la technologie vers le haut. Bref, ce n’est que du bonheur, alors pourquoi s’en priver ?
Il ne faut pas lâcher sur cette question. La France s’efforce d’avoir une Défense, une industrie de Défense, une politique extérieure liée à sa politique de défense, et inversement. Cette posture fait qu’elle pèse encore, malgré sa taille. C’est ce qui manque à l’Europe.