Largement identifiée comme institutionnelle, l’industrie spatiale européenne pourrait-elle donner naissance à un New Space à l’image de sa consoeur américaine ? Lors du Paris Air Forum, qui se tenait fin juin à La Défense, Joël Korsakissok, fondateur et directeur technique de Syntony qui fournit des solutions de navigation GNSS, indiquait la difficulté de passer du statut de start-up à celui d’entreprise capable de s’imposer sur le marché mondial faute de financement suffisant. L’Agence spatiale européenne (ESA) et la Banque européenne d’investissement (BEI) semblent décidées à pallier ce manque avec la signature d’une déclaration commune, le 10 juillet, pour la mise en place d’un partenariat pour favoriser le financement du secteur spatial.
Les deux cosignataires, à savoir Ambroise Fayolle, vice-président de la BEI, et Jan Wörner, directeur général de l’ESA, ont ainsi affiché « leur volonté de travailler de concert pour soutenir l’investissement dans le secteur spatial européen et contribuer ainsi à créer des conditions propices à la croissance et à la compétitivité des entreprises européennes sur la scène mondiale, tout en accompagnant la transition du secteur spatial vers l’ère du numérique et du new space », à en croire le communiqué commun publié dans la foulée de leur déclaration.
A travers cette collaboration, la BEI doit permettre aux petites entreprises de trouver des financements dans un secteur qui a du mal à convaincre les investisseurs, que ce soit par crainte ou méconnaissance. Les dispositifs qui seront employés – prêts directs, intermédiés ou d’amorçage-investissement, garanties, etc. – n’ont pas encore été annoncés. Les deux partenaires évoquent en tout cas la mise en place « d’instruments communs adaptés ».
vers une émergence de l’investissement privé
Cela s’accompagnera d’un travail de sensibilisation auprès des investisseurs pour les convaincre du « potentiel des activités spatiales en tant que moteur d’innovation et de croissance ». Il sera essentiellement dirigé vers des acteurs commerciaux, avec la volonté de réduire la dépendance des entreprises vis-à-vis des investisseurs institutionnels.
Ils font ainsi écho à la déclaration de Grégory Pradels, qui a fondé le collectif Newspace Factory en janvier 2018 au sein du pôle de compétitivité Aerospace Valley pour promouvoir les start up spatiales françaises, toujours au Paris Air Forum : « Nous avons un tissu industriel en France extrêmement pertinent, avec des PME et des laboratoires très innovants qui ont aujourd’hui envie d’y aller [dans le New Space, NDLR], de proposer leurs propres projets, et de ne plus attendre encore une fois la commande publique. Ce n’est pas en opposition avec la commande publique, qui est toujours là et qui est fondamentale pour construire l’avenir. Il y a plusieurs marchés en parallèle. »
Il est rejoint par Jean-Jacques Dordain, ancien directeur de l’ESA, qui réfute toute opposition entre le « top-down » (approche descendante) classique et le « bottom-up » (approche ascendante) qui caractérise le New Space. Lors du Paris Air Forum, il affirmait ainsi que : « Le pire serait de remplacer l’un par l’autre. On a besoin des deux. Les acteurs du New Space ont besoin du terreau fertile que l’espace a construit depuis 60 ans, y compris en Europe. »
L’ESA et la BEI vont aussi s’astreindre à ce que ces financements portent sur l’ensemble de la chaîne de valeur spatiale, « de la fabrication au transport en passant par l’exploitation des satellites et le développement de services commerciaux basés sur les signaux et les données satellitaires ». Elle pourra pour cela compter sur l’expertise de l’ESA, qui investit « dans presque tout l’éventail des activités spatiales » rappelle Jan Wörner.
Ambroise Fayolle, vice-président de la BEI, et Jan Wörner, directeur général de l’ESA signent leur déclaration commune. © BEI
Nécessaire mais pas suffisant
Reste à savoir si les mécanismes et les montants disponibles seront assez importants pour permettre l’émergence de licornes en Europe et en faire des champions mondiaux. Ce qui est sûr, ce qu’ils ne se suffiront pas à eux seuls.
Jean-Jacques Dordain évoque ainsi la nécessité de réunir plusieurs conditions pour faire émerger ces nouveaux acteurs. Il s’appuie sur l’exemple américain : « Le New Space a commencé aux Etats-Unis parce qu’il y a là-bas un volume de technologies qui n’a pas d’équivalent au monde. Et cela grâce à l’investissement public américain qui est de 45 milliards de dollars par an, à comparer avec les 7 à 8 milliards en Europe. Il ne faut donc surtout pas que le New Space assèche les investissements publics. Deuxièmement, il y a un marché gouvernemental et donc des clients garantis. Elon Musk s’est beaucoup nourri de ce terreau. Et troisièmement, il y a les GAFA qui n’existent pas en Europe. Aujourd’hui, une grande partie de la valeur associée à l’espace est liée aux données, ces GAFA ont donc donné le moteur nécessaire pour faire démarrer le New Space aux Etats-Unis. »
La proposition de la Commission européenne de passer à 16 milliards d’euros d’investissements pour l’industrie spatiale dans le prochain budget de L’union européenne (2021-2027) semble donc aller sur la bonne voie. Elle a d’ailleurs été saluée par le secteur.
Conditions manquantes
Côté client, le constat est moins reluisant. Force est de constater que la préférence européenne avec le « Buy European Act » n’est pas encore une réalité et ne concernerait que les lanceurs. Même ArianeGroup, qui est pourtant une entreprise établie, hésite à lancer la production d’Ariane 6 faute de commandes institutionnelles. Le futur lanceur n’en a enregistré que deux, pour des mises sur orbite de satellites Galileo, et l’industriel en attend au moins cinq de plus.
Pour Joël Korsakissok, le manque se situe davantage dans le manque d’acteurs privés européens capables de financer le développement d’un champion mondial : « Le financier reste délicat. En France, énormément de start up obtiennent un seed [financement initial, NDLR] : les premiers 500 000 ou le premier million d’euros. Mais lorsqu’il s’agit de passer en série A et en série B [deuxième et troisième levées de fonds], les statistiques s’écroulent. En Europe, il n’y a personne pour racheter une entreprise valorisée à 500 millions de dollars contrairement à la Silicon Valley. » Il entre ainsi en résonnance avec le dernier point soulevé par Jean-Jacques Dordain.
Ce dernier se montre malgré tout optimiste : « Il faut de l’argent pour investir et racheter afin de faire croître les jeunes pousses, et de la mise en réseau qui permet de coupler technologies, clients et talents. Je pense qu’en Europe, il y a tous les ingrédients et les éléments de croissance. Et c’est pour ça que j’ai confiance. »